Connaissez-vous Sir Ernest Shackleton ? Cet explorateur anglo-irlandais a mené 4 expéditions en Antarctique au début du XXe siècle. Il raconte la troisième dans son livre « South » (« l’Odyssée de l’Endurance », en français). A la lecture de ce livre j’ai été frappée par les qualités de leadership dont il fait preuve : un leader très humain, à la fois vrai chef, décideur et charismatique, et grand empathique proche de ses hommes. Un leader « résonnant », selon la définition de Daniel Goleman.
Résumé de l’expédition d’Ernest Shackleton sur l’Endurance
Sir Ernest Shackleton (1874 – 1922) part en 1914 pour sa 3e expédition en Antarctique sur le navire « Endurance ». L’objectif est de traverser le pôle Sud. Malheureusement les difficultés s’accumulent et l’Endurance passe dix mois coincé dans les glaces, avant d’être broyé et de couler. Shackleton organise alors le rapatriement de son équipe (28 hommes) sur la banquise. Pendant plus d’un an l’équipage vit sur des îlots de glace flottant au gré des vents et de la houle. Ils finissent par rejoindre en canots une île de terre ferme. Un dernier sauvetage périlleux (1300 km de navigation puis un trek dans la jungle, et enfin 4 tentatives d’atteindre l’île des rescapés) ramène tout le monde sain et sauf à la civilisation.
Shackleton n’a pas marqué l’histoire pour la réussite de cette exploration (manquée) mais pour la manière dont il a su rebondir et préserver ses hommes. Ils sont d’ailleurs ses premiers admirateurs, comme le raconte Paul-Emile Victor en préface du livre :
« Aucun chef d’expédition à ma connaissance (….) n’a fait à ce point d’unanimité parmi ses compagnons de route, qui tous parlent avec autant d’admiration que de nostalgie de leur « boss », cet homme qui toujours refusa de s’avouer vaincu, même au fond de la pire adversité. »
Paul-Emile Victor
« Dieu merci, le patron est vivant » dit un homme quand il aperçoit l’équipe qui vient les sauver sur l’île de l’Eléphant. Shackleton était un leader très apprécié.
Voyons de quelles qualités il a fait preuve et plus particulièrement dans ce premier article, ses qualités personnelles relevant de la conscience de soi et gestion de soi.
NB : les citations sont tirées de L’Odyssée de l’Endurance chez Phébus (2000)
Les qualités de leader de Sir Shackleton
Courage et force dans la solitude du chef
Dans les pires moments de péril, Shackleton protège encore ses hommes, portant seul la responsabilité. Il sait assumer sa solitude de chef, tout en restant humain – il ressent la peur mais lui fait face avec courage.
« Nous étions vingt-huit hommes sur ce morceau de glace flottante, qui se réduisait sans cesse sous l’influence de vent, de la température, du choc des glaces alentour et de la grande houle. J’avoue que le fardeau de la responsabilité pesait lourdement sur mes épaules ; d’un autre côté, j’étais stimulé et encouragé par l’attitude des hommes. La solitude est un fardeau du chef ; mais l’homme obligé de prendre des décisions est grandement soulagé lorsqu’il sent que l’inquiétude n’atteint pas ceux qui le suivent et que ses ordres seront exécutés avec confiance.«
Ces deux dernières phrases (en gras) seraient en bonne place encadrées au-dessus du bureau de nombreux PDG !
Plus loin :
« Je crois que je n’avais encore jamais ressenti d’une façon aussi aiguë l’anxiété dévolue aux chefs. »
Et enfin quand l’Endurance est broyé par les glaces :
« Il est difficile d’écrire ce que je ressentais. Pour un marin, le navire est plus qu’une maison flottante. Dans l’Endurance j’avais concentré ambitions, espoirs, désirs, et voilà que la carrière de notre pauvre bateau blessé et gémissant était finie, ses instants comptés. »
Tous les chefs d’entreprise qui ont connu le naufrage de leur société se reconnaîtront dans ce marin désemparé contemplant son rêve anéanti.
Shackleton emploie régulièrement cette tournure (« je ne peux pas décrire », « pas dire » , « la perte de l’Endurance nous avait atteints plus qu’on ne peut le dire » etc.) dans ces moments difficiles. Pudeur du chef solitaire, sens de la dignité de son rôle ? On peut y lire une certaine grandeur.
Un vrai décideur et gestionnaire de risque
Shackleton est un chef solitaire, capable de prendre des décisions seul. Même s’il les nourrit d’avis techniques de ses hommes, chacun dans son expertise (ex : navigateur, charpentier, météorologue…)
Cette faculté à prendre des décisions est d’autant plus admirable que le contexte est souvent à haut risque ; les décisions sont donc critiques, toute erreur peur coûter la vie à ses hommes.
En plus du risque élevé, Shackleton se trouve face à beaucoup d’inconnues : le vent va-t-il tourner, les glaces vont-elles s’ouvrir ou se fermer? La température va-t-elle rendre la neige assez ferme pour les traîneaux ou au contraire impraticable ? Trouveront-ils assez de phoques pour se nourrir etc.
L’ensemble de ces paramètres rend la tâche ardue pour le décideur Shackleton, pourtant à la lecture du récit, jamais on ne le sent faillir dans son rôle. Comment procède-t-il ?
– Il examine toutes les données, compile les avis techniques de ses hommes
– et utilise sa propre analyse de la situation, ses connaissances et sa riche expérience de l’Antarctique
– Il se sert de son intuition pour guider ses choix (voir plus bas)
On pourrait dire que son processus de décision fait appel aux deux parties de son cerveau de manière équitable : « cerveau gauche » pour l’analyse à partir du connu, « cerveau droit » pour la créativité et l’intuition. Tout en lui est mobilisé pour prendre la bonne décision, celle qui garantira au mieux la survie de ses hommes. Ainsi, il se montre tout au long de l’expédition un remarquable gestionnaire de risques.
Un gestionnaire de crise, directif
Ses décisions, Shackleton les communique sans délai et sous forme d’instructions. Il se montre souvent directif, sans doute parce qu’il fait face à des crises importantes, à de grands dangers pour la vie de ses hommes.
Par exemple, quand il envoie quelques hommes traverser une glace disloquée jusqu’à l’ancien camp :
« Je leur donnai des instructions écrites, insistant pour qu’ils n’entreprennent rien de risqué […] et soient rentrés le jour suivant à midi »
« Chaque homme connaissait son poste et les détails de son service. Tout était organisé de sorte que moins de cinq minutes après mon coup de sifflet d’alarme les tentes soient pliées, les appareils et les provisions empaquetés et tout le monde prêt à partir »
Voilà un chef directif et qui va jusqu’à préciser les tâches à effectuer et la méthode (micro-management) quand le contexte de crise proscrit le droit à l’erreur. Dans ces moments Shackleton est l’expert aux commandes et ses hommes, des exécutants sans droit à l’initiative. C’est un schéma typique d’une gestion de crise efficace par l’utilisation du style de leadership directif.
Un excellent gestionnaire… de stocks et ressources humaines
Tout au long de l’aventure de l’Endurance, Shackleton fait preuve d’un extraordinaire sens de la gestion des ressources. C’est l’un des points clés de l’issue miraculeuse de l’aventure. 28 hommes sains et saufs après 22 mois d’expédition dont 19 mois à survivre dans des conditions extrêmes.
Il gère aussi bien les stocks (nourriture, matériel) que les ressources humaines. On le voit d’ailleurs souvent arbitrer entre ces deux priorités :
- il n’hésite pas à renvoyer ses hommes à l’ancien camp, au prix d’un voyage épuisant (ils tirent un traîneau sur une neige collante), récupérer les tout derniers restes de leurs vivres qu’il juge précieux.
- quand il voit que les vivres vont manquer, il décide de faire abattre les chiens de traîneau pour donner plus de chances aux hommes de survivre (cette décision a été selon lui la plus difficile de l’aventure)
- il prend parfois le risque de faire passer le moral des hommes avant d’autres impératifs comme celui d’un équipement léger sur la glace ou sur l’eau (canots). Ainsi, il laisse les hommes emporter des souvenirs personnels quand ils abandonnent l’Endurance naufragé. Au moment du départ d’Angleterre il avait surpris en prenant une guitare, luxe essentiel selon lui pour soutenir le moral des marins
- de même, quand ils quittent l’Endurance, Shackleton privilégie la marche plutôt que l’attente, jugeant celle-ci plus favorable psychologiquement (les hommes auraient l’impression d’avancer) même si elle était plus risquée
Sa gestion des ressources humaines me semble étonnamment fine pour un homme de cette trempe (un aventurier et un leader très directif en apparence). J’y reviendrai dans la seconde partie de l’article consacrée à ses compétences relationnelles, avec notamment l’empathie.
L’intuition comme alliée
Pour prendre ses décisions et agir, en plus de son analyse « cerveau gauche » (analyse des détails et du connu), Shackleton se sert de son intuition.
Une nuit alors qu’ils dérivent sur un morceau de banquise et que tout semble calme, Shackleton pressent un danger : « vers 11 heures, un inexprimable sentiment de malaise me poussa à quitter ma tente. » Quelques minutes plus tard, la glace se fissure sous leurs pieds et des hommes tombent à l’eau ! Heureusement le chef veillait et avait donné une première alerte.
D’autres moments le montrent dans cette aptitude à « sentir » plutôt qu’à comprendre. Ainsi décide-t-il que la glace laissera passer leur bateau avant de se refermer. Ainsi choisit-il telle île plutôt que telle autre pour y trouver refuge. Ces choix se basent alors sur ses connaissances mais également sur l’intuition de ce qui est favorable à leur survie.
A l’intuition, Shackleton allie une forme de créativité quand il doit inventer des solutions à des problèmes inédits. Même si la survie aiguillonne en chacun ces capacités-là, Shackleton s’y montre plutôt doué.
Un bon sens du timing
Comme tous ceux qui affrontent les éléments grandeur nature, Shackleton doit s’appuyer sur son sens du timing qu’il avait, par chance, assez développé. Ainsi les mouvements de la glace, les vents ou l’état de la mer ne laissent parfois qu’une courte opportunité, une brèche éphémère dans laquelle Shackleton engouffre chaque fois son équipage :
« Je passai toute la nuit sur le pont avec Worsley à épier les mouvements de la glace. A 3 heures, profitant d’une ouverture, la barre fut mise direction sud. »
Il ne peut profiter de ces minces opportunités que parce qu’il est constamment à l’écoute de son environnement pour choisir quand agir. Parfois cela implique d’agir dans des circonstances en apparence plus difficiles, mais en réalité les meilleures… voire les seules possibles :
« Mon plan était de marcher la nuit, pour profiter du durcissement de la surface, et de dormir le jour. »
« Les conditions auraient pu être meilleures ; mais mieux valait ne pas attendre. »
Bien sûr, le mode survie aide à faire l’économie du perfectionnisme. Mais quelle inspiration pour tous les décideurs qui oublient qu’ « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » et suspendent leur décision jusqu’à ce que tous les voyants soient au vert ! On retrouve ici les qualités de décideur de Shackleton évoquées plus haut.
Qui dit timing dit aussi patience – acceptation de l’attente du bon moment – et ils en ont eu bien besoin, ces hommes, coincés dans les glaces de l’Antarctique pour tout un hiver (pour commencer!) :
« Je ne crois pas qu’un seul membre de l’expédition se trouvât pour autant découragé par la situation ; tous les hommes, joyeux et occupés, sauraient agir quand le moment viendrait. Pour l’instant, il fallait attendre. »
Shackleton possède également un très bon sens du timing avec ses hommes, nous le verrons dans la seconde partie de l’article sur ses compétences relationnelles. Il sait les limites dans le temps, dans l’effort, dans la patience.
Des valeurs fortes
On sent la conduite de Shackleton dictée par des valeurs fortes qui portent ses actions.
Deux exemples :
Quand la guerre éclate en 1914, Sir Shackleton est sur le point de partir enfin pour l’expédition qu’il prépare depuis des longs mois. Pourtant il écrit immédiatement aux autorités pour leur proposer le bateau, le matériel, les vivres et tout son équipage aux services du pays. Il ne peut supporter l’idée de partir en expédition quand ses compatriotes partent combattre.
Pendant l’expédition, l’un de ses hommes a perdu un gant, Shackleton lui donne le sien et l’homme refuse ; Shackleton insiste et finit par lui dire qu’il préfère jeter le gant à la mer plutôt que d’en profiter alors qu’un de ses hommes a les doigts gelés !
Ces deux exemples évoquent des valeurs de solidarité, de courage et de justice. Cependant seul Shackleton aurait pu nous dire quelles valeurs étaient alors les siennes !
Ses valeurs donnent de la force à Shackleton pour tenir son cap, ses décisions au plus fort des difficultés.
Un optimiste & Philosophe de la Chance
Un autre type de compétence à présent, que l’on pourrait étiqueter « philosophie personnelle » ; on peut d’ailleurs faire le lien avec les valeurs, ici celle d’Optimisme et d’Opportunité.
C’est que Shackleton cultive son art de voir le verre à moitié plein et la bonne fortune. A croire qu’il a lu The Luck Factor de R. Wiseman !
Par exemple il regrette que ses hommes, à peine sortis d’un danger terrible, « ne pensaient qu’au manque de confort du moment présent, oubliant la bonne fortune qui nous avait amenés sur cette terre relativement sûre ». Shackleton retient préférentiellement la bonne fortune et par conséquent, croit en elle.
Un autre exemple de sa philosophie, c’est un peu plus tard quand ils échappent de peu au naufrage de leur canot :
« Alors que tout semblait au pire, la face des choses changea. Je me suis souvent émerveillé de la limite imperceptible qui sépare le succès de la faillite et du rebondissement soudain qui change un désastre apparemment certain en une réussite relative. »
Voilà une citation que j’afficherais volontiers en bonne place sur mon bureau pour les jours de tempête !
On le voit, Shackleton avait la trempe des grands explorateurs, déjà admirable en solitaire. Mais il y a mieux encore : la semaine prochaine nous irons explorer l’autre pôle du leadership de Sir Ernest Shackleton, un pôle encore plus riche, ses compétences relationnelles et son intelligence émotionnelle.
Note :
En travaillant à cet article, mes recherches m’ont appris que Shackleton avait été identifié comme modèle de leader par plusieurs auteurs en management. Ce n’est bien sûr pas une surprise ! En 2001 notamment Margaret Morrell et Stephanie Capparell lui ont consacré un ouvrage, Shackleton’s Way: Leadership Lessons from the Great Antarctic Explorer. L’une d’elles en a même monté un programme de formation en leadership – voir le site www.shackletonsway.com (le site m’a amusée, je ne sais pas s’ils ont du succès !)
1 Commentaire
Bonjour,
Tout à été dit sur ce brave homme,ce qu’il nous la démontrer,par son courage,sa bravoure,son sens à diriger,ses qualités personnelles,son altruisme,l’empathie,un vrai leadership Directif et les phrases que je suis entrain de méditer la dessus (….La solitude est un fardeau du chef ;mais l’homme obligé de prendre des décisions est grandement soulagé lorsqu’il sent que l’inquiétude n’atteint pas ceux qui le suivent et que ses ordres seront exécutés avec confiance…….).Beaucoup de leçons à retenir ce n’est que la première partie.