Face à une situation problématique, est-il toujours utile de savoir comment on en est arrivé là ? Ou bien l’observation du film en direct nous donne-t-elle suffisamment de clés pour trouver des solutions ? Deux modèles se complètent sur cette question : l’approche diachronique (historique) et l’approche synchronique (actuelle), plus centrée sur les interactions. Voyons ce qu’apportent l’une et l’autre.
Du rififi chez Emilie et Sarah
Chercher la cause
Comment cela a-t-il commencé ?
Se disputent-elles à cause de X, de Y ? De Z ? Ou pour une autre raison ?
Cette démarche est l’approche diachronique (“à travers le temps”). Elle s’intéresse à l’histoire du phénomène, son évolution chronologique. Un médecin qui se penche sur une maladie, l’aborde notamment sous l’angle diachronique : depuis quand, quelle évolution, quelles phases, etc. L’idée est que la clé du problème se trouve dans son historique.
L’approche par les interactions
Une autre approche, synchronique (“contemporain”, “dans le même temps”), se concentre sur l’ici et maintenant et regarde le fonctionnement actuel du système dans son ensemble. Il s’agit de voir ce qui se passe de manière circulaire, en mouvement c’est-à-dire dans les interactions.
Sous cet angle les questions seraient plutôt :
– Que fait Emilie, et comment réagit Sarah ?
– D’autre part, que fait Sarah et comment réagit Emilie ?
– Que puis-je observer de leurs interactions ? Que fait chacune ?
Attention, il est important d’observer sans interpréter.
“Emilie agresse Sarah” est une interprétation.
“Emilie demande des documents à Sarah avec de l’agacement dans la voix” est une observation.
Avec certaines problématiques, l’approche synchronique, interactionnelle, permet de sortir de l’impasse “oeuf ou poule”. En effet, avec toutes les escalades relationnelles, il devient rapidement impossible de savoir qui a commencé ; le cercle vicieux s’est parfaitement huilé et chaque parti le relance joyeusement.
Chercher le début ou la cause s’avère alors stérile. Les parents l’ont compris quand ils choisissent l’approche pragmatique et disent aux enfants : “Je me fiche de savoir qui a commencé, je veux que vous arrêtiez de vous disputer !”
La bonne question : comment ça continue ?
En observant ce qui se passe ici et maintenant, nous avons accès à des informations nouvelles qui répondent non plus à la question :
“Comment cela a-t-il commencé ?”,
mais à la question
“Comment cela continue-t-il ?”
Voilà qui est beaucoup plus constructif. Ainsi, peu importe que Sarah ait jeté la première pierre à Emilie, ou qu’Emilie ait savonné la première planche à Sarah.
L’observateur centré sur le présent se rend compte en regardant leurs interactions que :
– Emilie demande à Sarah un document, Sarah lui demande pourquoi elle en a besoin
– Emilie explique la raison avec un air agacé, Sarah lui répond qu’elle a normalement déjà ce document, mais qu’elle va voir
– Plus tard Emilie relance Sarah, qui répond qu’elle va s’en occuper, qu’elle était sur autre chose
– etc.
Plus on insiste, plus ça résiste
En conclusion, plus Emilie insiste, plus Sarah résiste (j’ai déjà vu ça quelque part…)
Si nous interrogeons chacune sur ce qu’elle a à reprocher à l’autre, voici les réponses :
Emilie : “Elle est tellement lente, elle traîne des pieds pour tout !”
Sarah : “Elle ne me lâche pas, il lui faut toujours tout dans la minute !”
————- Exige ———–>
Emilie Sarah
<———Résiste ————-
De l’observation à l’action
Une fois cette boucle d’interaction dessinée, il devient possible de la changer, en demandant à Sarah OU à Emilie de faire autrement. En effet, il suffit que l’une change son comportement pour que la relation change. Et souvent que l’autre réagisse différemment.
En coaching systémique, on choisira de travailler avec celle qui est la plus motivée à changer, en général celle qui souffre le plus de la situation.
En résumé face à un conflit, l’approche propose de l’observer de manière concrète, actuelle et interactionnelle puis d’introduire un changement via l’acteur du système le plus motivé à bouger.
Les avantages de l’approche actuelle et interactionnelle
Quels sont les avantages de cette approche ?
– Elle allège la tâche de compréhension du problème, en ne considérant que l’ici et maintenant
– Elle rend le changement possible puisqu’on peut changer l’actuel (contrairement au passé)
– Tout le monde peut jouer pour trouver la solution, même (surtout) les nouveaux venus !
– Chaque partie prenante est actrice pour faire changer la situation, chacune est responsable*
– Personne n’a raison ou tort*
*(ce qui n’est pas toujours vu comme un avantage, certes)
Vincent court après la reconnaissance
Prenons un autre exemple :
Laissons de côté son explication et regardons ce qui se passe ici et maintenant.
Vincent et Eric en interactions
Quelles sont les interactions récurrentes entre Vincent et son N+1 Eric, sur la question de la reconnaissance ?
Chaque fois qu’un de ses commerciaux rapporte un bon de commande, Vincent s’empresse de communiquer la bonne nouvelle à Eric. Et il fait souvent deux choses :
– il dit “nous” au lieu de “il”, comme s’il avait travaillé en binôme avec le commercial. Ce qui est rarement le cas.
– il ajoute quelque chose sur sa contribution à la réussite du commercial : “Je crois que ça y est, je l’ai mis sur des rails” ; “Je ne regrette pas le temps que j’ai passé à le coacher”
Avec cette stratégie, Vincent essaye sans doute de faire reconnaître à son chef Eric qu’il est un très bon manager.
Comment Eric réagit-il ? Malheureusement pour Vincent, Eric répond souvent quelque chose comme “Oui c’est un excellent profil, je le trouve très moteur.”
Manager et managé dans la boucle
Si nous dessinons la boucle, cela donne :
————– Vante ses propres mérites ———–>
Vincent Eric
<——–Rend crédit à l’équipe de Vincent ———–
Au niveau du sens, cela revient à :
————– Montre qu’il mérite de la reconnaissance ———–>
Vincent Eric
<——- Reconnaît le mérite de tous, sauf celui de Vincent ———
Si nous “achetons” l’explication de Vincent, nous penserons comme lui qu’il a besoin de faire ses preuves auprès d’Eric pour que la reconnaissance vienne.
Si en revanche nous nous centrons sur les schémas ci-dessus, nous comprenons que plus Vincent agit en demandant de la reconnaissance, moins il en obtient. C’est le fameux « toujours plus de la même chose » de Paul Watzlawick.
La raison réside dans la logique intérieure d’Eric et de Vincent :
Vincent se dit : “il ne voit pas mes qualités, je dois lui montrer ce que je fais pour qu’il les reconnaisse », et agit en conséquence.
Eric se dit : “il ne voit que ses réussites, je dois lui montrer la valeur de son équipe pour qu’il la reconnaisse” et agit en conséquence.
Sortir des solutions qui ne fonctionnent pas
Les tentatives de Vincent n’ont pas l’effet escompté, pire, elles aggravent son problème.
Si en revanche il cesse ces tentatives. Et se met, par exemple, à faire l’éloge de son équipe auprès d’Eric et à minimiser son propre impact, que alors fait Eric ? Il acquiesce et ajoute que Vincent lui-même n’y est pas pour rien.
Le schéma devient :
—— Reconnaît les mérites de son équipe —–>
Vincent Eric
<——– Reconnaît le mérite de Vincent ———-
Chose étonnante, contrairement à ce que croyait Vincent, le changement est immédiat. Et il obtient une marque de reconnaissance sans attendre.
Les occasions d’observer ce type de boucle sont nombreuses, même s’il est souvent plus facile de le faire en tant qu’observateur extérieur, avec du recul et sans investissement émotionnel.
Que vous inspire cette approche d’une situation problématique ?
Au fait, elle porte un nom : il s’agit de l’approche systémique et stratégique telle qu’elle a été modélisée par l’ « Ecole de Palo Alto ». L’un de ses pères fondateurs est Gregory Bateson, anthropologue et psychologue qui a notamment mis en évidence l’utilité de l’observation ici/maintenant et en interactions.
Prolonger avec d’autres articles sur ce thème :
>> La systémique au travail
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6 Commentaires
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Bonjour
Je suis tombé sur cet article en recherchant des informations sur le management « non expert ». En effet je suis depuis un an Manager d’une équipe de développeurs sur des sujets que je ne connaissais que très peu avant.
Je suis sorti d’un mode de production (précédemment Manager ‘expert’ mais avec de la production) pour faire du management pur et le saut est vertigineux!
J’en n’avais pas conscience au départ. Car être dans l’attente des autres et de leur production peut être très mal vécu. Du coup j’essaye de trouver des alternatives et effectivement m’oriente plus vers le bien être des personnes et montrer que je suis la pour les aider à résoudre les problèmes, les soutenir lors de réunions …
Ce type de management ne s’adresse pas à tous, je me demande encore si c’est fait pour moi, cependant il faut savoir prendre ce qui est bon dans les moments de doutes, l’expérience est forcément valorisante, même si pour l’instant c’est pas simple.
Au final, la situation est une donnée, à nous de permettre au gens impliqués de la faire évoluer pour le mieux…
Bonjour Serge, Wilfried et Carine,
Merci de vos apports fort intéressants.
Je pense comme toi Serge qu’un peu de Yin dans le Yang est utile, le but de cet article était précisément d’injecter une bonne dose de « synchronique » dans des habitudes parfois très diachroniques. Cela n’empêche pas que le passé, l’expérience, etc., sont des informations très utiles.
Les valeurs font partie des zones à éclairer : que fait ou ne fait pas Sarah, qu’est-ce que cela implique pour ses propres valeurs et celles de ces interlocuteurs etc.
Carine tu as répondu sur les 5 pourquoi, mon intuition me dit qu’ils fonctionnent bien sur les processus techniques, de production etc. mais moins sur des interactions humaines. Avec les 5 pourquoi on perd l’occasion d’un apprentissage et on risque de retrouver le même feu un peu plus loin : imaginons qu’Emilie identifie ce qui a déclenché le conflit avec Sarah, elle est sans doute rassurée (les personnes qui aiment contrôler, aiment en général les explications rationnelles) mais c’est un leurre qui lui jouera des tours. A la prochaine interaction avec une personnalité sur laquelle elle n’a pas le contrôle qu’elle désire, le jeu va recommencer sans qu’elle ne comprenne qu’elle le crée ou l’alimente elle-même.
Pour prendre un autre exemple, qui a été harcelé(e) et croit qu’il s’agissait d’un événement fortuit, d’une mauvaise rencontre sur le chemin et qu’il/elle n’y pouvait absolument rien, risque de se retrouver à nouveau en position de harcelé(e).
Ce que je trouve difficile pour chacun c’est d’accepter sa part de responsabilité dans une relation (puisque, insidieusement, responsable = coupable. Nous disons plus facilement « c’est 50 50, les deux sont responsables » en parlant des autres que de soi-même, ou en parlant de nous-même intellectuellement, sans se laisser ressentir les émotions associées à cette idée.
Savoir comment on est arrivé est très capital car pour évoluer nous devons s’inspirer du passé ,pour résoudre un problème il faut attaquer la racine qui est la cause à effet. La bonne démarche à suivre est mieux d’appliquer les 5pourquoi.
Bonjour
pour rebondir sur les propos de Wilfried, si l’outil des 5 pourquoi bien pratiqué (et ce n’est pas si commun que ça) peut aider sur des problèmes techniques, je trouve que dans le domaine des relations humaines cette approche a plus tendance à chercher un coupable qu’à chercher une solution au problème. En raccourci, il faut enlever la cause, et la cause c’est » l’autre » car il est très difficile de voir son propre rôle dans une relation de ‘causalité circulaire’.
Si on cherche à comprendre aujourd’hui pourquoi je me mange le nez avec ma collègue de la R&D, je crains que l’on n’arrive à rien, car plus personne ne sait quel est l’élément déclencheur. Par contre, chacune lance des amorces pour entretenir la rivalité, et il est relativement facile de les identifier.
Pour prendre une image, je dirais ce qui compte dans l’immédiat, c’est d’éteindre le feu. Pour cela je n’ai pas besoin de savoir comment/quand/qui/pourquoi a allumé le feu, j’ai juste besoin de savoir si j’ai besoin d’un extincteur, de quel type, ou de moyens externes. Une fois le feu éteint, je peux chercher à comprendre les causes pour éviter la répétition.
Bonjour Karine
C’est excellent d’avoir un tel tableau de bord d’observation et des outils dont l’effectivité est prouvée. Sauf à avoir mal compris et trop vite lu, je me dis -à l’image d’un peu de Yin dans le Yang- qu’un soupçon de chaque approche est utile à l’autre : notamment une fois le conflit dénoué…
Dans le schéma « Peu importe que Sarah ait jeté la première pierre à Emilie » il n’est pas inutile que Sarah (et ce que cela représente symboliquement, ce dont Émilie bénéficiera) prenne conscience d’une vertu très en amont et qui est le respect d’autrui, par-delà les considérations personnelles.
Serge