“J’en ai marre, elle est vraiment ingérable !” “Arf, avec mon boss je n’essaie même plus… Il a toujours été ingérable, je ne changerai pas les rayures du zèbre et je tiens à ma santé”. Avez-vous déjà prononcé ces mots au sujet d’un collègue, d’une cliente (ou d’un proche) ? Dans cet article je vous propose de regarder de plus près ce que nous voulons dire par là, et comment mieux gérer… la situation, à défaut de maîtriser cette personne qui nous rend chèvre ou nous fait tourner en bourrique (pour rester dans le bestiaire).
Que disons-nous, quand nous désignons une personne comme “ingérable” ? Le dictionnaire nous dit : “qu’on ne peut gérer”. Afin de mieux comprendre qui ne peut pas gérer quoi dans cette affaire, je me suis demandé quelleS réalitéS traduisait cette expression pour les uns et les autres. J’ai donc posé la question autour de moi et voici ce qui ressort.
Témoignages « Qu’est-ce qu’une personne ingérable pour vous ? »
Voici les réponses d’un panel non représentatif de personnes confrontées à des congénères jugés “ingérables”. Une personne ingérable c’est par exemple une personne :
- qui arrive toujours en retard, reporte souvent les réunions ou rendez-vous au dernier moment
- inconstante, qui ne tient pas ses engagements, ou change d’avis comme de chemise ou en fonction du dernier qui a parlé
- qui ne fait pas ce qu’il dit et/ou ne dit pas ce qu’il fait
- qui n’en fait qu’à sa tête, ne suit pas les règles, les process ou les recommandations
- qu’on n’arrive jamais à joindre quand on en a besoin
- qui se croit tout permis et ne comprend pas, voire fait un scandale quand on lui reproche son attitude
- une personne qui fait des caprices et tient tête jusqu’à obtenir ce qu’elle veut
- qui se met en colère, fait des esclandres sans qu’on puisse l’arrêter
- une personne qui ne reconnaît jamais sa part de responsabilité et encore moins ses torts
- qui revient à la charge même quand on lui a dit non plusieurs fois, qui insiste jusqu’à obtenir ce qu’elle veut
- très anxieuse et/ou qui doute beaucoup, et a besoin de vérifier tout ce qu’on lui dit, ou questionne sans fin les choix faits ensemble
- qui prend beaucoup de place ou prend celle des autres, qui n’a aucun scrupule à investir des espaces qui ne sont pas les siens et à prendre des documents ou des objets qui ne lui appartiennent pas sans demander au préalable.
- qui ne tient pas compte des autres, ses besoins passent avant
- qui ne fait pas de place aux opinions des autres : seules les siennes sont valables, et elle assène ses vérités à tout bout de champ
- qui dit qu’elle écoute, mais parle beaucoup et ne prend en compte que 10% de ce que l’autre a dit, et impose son point de vue
- qui demande une date d’échéance pour son livrable mais qui trouve systématiquement mille et une raisons pour justifier du non respect de l’échéance
- susceptible / auto-centrée : que ce soit positif ou négatif cette personne va naturellement ramener les choses à elle, y mettre beaucoup d’intensité tout en laissant peu de place à son entourage.
L’ingérable : celui qui me gêne et que je n’arrive pas à faire changer
Ce qui revient dans ces exemples, c’est que la personne qualifiée d’ingérable a des comportements qui gênent les autres, et sur lesquels ces derniers n’ont pas de prise. Elle fait différemment des autres, n’en fait qu’à sa tête, ne s’auto-régule pas pour s’adapter au monde qui l’entoure. Elle ne fait pas ce qu’il dit (pas fiable), ou ne dit pas ce qu’elle fait (pas lisible), ou encore change souvent d’avis ou de position, revient sur sa décision (peu prévisible).
Or, tant que c’est dans la limite de la légalité, c’est littéralement son droit, et c’est peut-être ce qui agace chez l’Ingérable : il ne joue pas le jeu, mais c’est son droit. Et on peut difficilement le sanctionner. Parfois même, on le sanctionne et il s’en moque (tel l’adolescent injurieux à qui on retire son téléphone et qui répond “rien à f… j’en ai un autre”).
Il y a donc dissymétrie : celui qui est gêné par l’ingérable ne parvient pas à réguler la situation, comme si l’Ingérable avait une forme d’immunité (NB : cela reste à prouver).
Quand nous disons d’une personne qu’elle est « ingérable », nous disons en fait :
Cette personne a des comportements qui me dérangent ou perturbent mon équilibre, et je n’arrive pas à la contrôler, ni même à l’influencer pour faire évoluer son comportement dans le sens qui m’arrange. Je n’ai pas de prise dessus et son comportement a un impact négatif sur moi.”
Concrètement, la personne dite « ingérable » ne tient pas compte de mes remarques, elle ne se laisse pas dévier de sa ligne, elle est étanche aux feedbacks, elle résiste aux demandes et aux pressions. Je suis donc impuissant(e). Mes régulations sont inefficaces. Et je me demande si quelqu’un d’autres y arriverait mieux avec elle. Je conclus qu’au fond elle est tout bonnement impossible à gérer : ingérable.
Ce qui est ingérable, ce sont les effets que je la laisse avoir sur moi
Dans les témoignages que j’ai recueillis sur ce thème, j’ai été frappée par la charge émotionnelle qui teintait les propos des uns et des autres. Charge que j’ai ressentie moi aussi dans certaines situations professionnelles ou personnelles. Etre confronté à une personne que l’on trouve ingérable, c’est se retrouver à vivre des émotions envahissantes.
Reformulons en recentrant sur la personne qui souffre de la situation, et en intégrant les émotions :
“cette personne est ingérable pour moi » = « JE suis dérangée par ses comportements et JE n’arrive pas à la faire changer. Malgré tous mes efforts, je n’ai aucune prise sur son comportement, aucun contrôle et cela génère chez moi des émotions désagréables, notamment de la colère / frustration / rage, car cette personne exagère vraiment ! »
Pour sortir de la stigmatisation et décoller l’étiquette (même si elle est bien pratique et parfois, tout de même, un peu justifiée), regardons de plus près comment la personne qui subit la relation avec un Ingérable, peut retrouver un peu de marge de manoeuvre. Pour cela, il faut s’intéresser non plus tant à la personne incriminée et à son attitude – même si avouons-le, ça défoule et ça fait du bien parfois !- mais l’impact qu’elle a sur celle qui s’en plaint, et plus exactement, l’impact que cette dernière la laisse avoir.
Voici des questions que je pose à un client qui se plaint d’avoir affaire à un(e) Ingérable :
- Qu’est-ce que vous n’arrivez pas à faire avec elle ?
- Qu’est-ce qu’elle vous oblige à faire ?
- Qu’est-ce qu’elle vous empêche de faire ?
Ces questions ramènent volontairement à la personne qui est gênée, car c’est elle qui peut bouger dans la situation. La personne qualifiée d’ingérable, elle, a probablement de solides raisons d’agir ainsi, pourquoi changerait-elle ?
Parfois, ces questions requalifient le problème, qui diminue : la personne qui subissait les comportements de l’autre choisit d’y accorder moins d’importance, car après tout, elle n’est pas si impactée si elle regarde dans une autre direction et cesse de s’en préoccuper. Ce changement est possible dans les cas où il y avait une forme de fascination-répulsion pour l’ingérable : c’est le cas quand cela alimente des conversations sociales ou familiales, sans qu’il y ait réellement de problème à résoudre. C’est un peu comme regarder un reportage sur les frasques de Patrick Balkany et ses provocation en audience, qui n’aident pas le travail de son avocat : si cela n’a aucun impact sur moi, c’est uniquement de la curiosité.
Mais parfois, l’impact est réel. Vous redoutez l’énième appel d’un client qui change d’avis comme de chemise et vous fait refaire toute la maquette ; vous ne supportez plus votre collègue qui tourne tout à la plaisanterie et pollue les réunions techniques ; etc. Dans ces situations, les questions qui précèdent aident la personne à identifier des leviers même minimes, quand elle se croyait bloquée.
Voyons avec l’exemple qui suit comment le changement peut advenir :
Ludo le roi du suspense : il travaille en tunnel et livre tout à la dernière minute à son manager en apnée.
Echange avec ledit manager, qui a du fil à retordre.
“ – Un de mes collaborateurs, Ludo, envoie toujours ses documents au tout dernier moment, et ne donne aucune visibilité avant, il est pénible ! Parfois il livre son doc 30 minutes avant la soutenance. Le stress…”
Qu’est-ce cela vous oblige à faire ou vous empêche de faire ?
Eh bien, je ne peux pas me reposer l’esprit, je dois toujours lui courir après, le relancer, je stresse jusqu’au moment de l’échéance. C’est insupportable.
Comment aimeriez-vous qu’il s’y prenne ?
Qu’il envoie ses documents 24h avant l’échéance, pour relecture ! Et qu’il me tienne au courant de là où il en est, au fur et à mesure !
Qu’avez-vous essayé pour l’amener à changer en ce sens ?
Ouh la, plein de choses : je lui ai dit, redit en réunion d’équipe à tous, je me suis énervé parfois, je lui en ai parlé en entretien annuel, je lui ai mis en objectif pour cette année.
Ok. Qu’est-ce que ça a donné ?
(soupir) Il écoute, il a conscience que sa façon de travailler n’est pas confort pour les autres, il le sait…
… et il ne changera pas.
Non. Je vous dis, il est ingérable.”
Que faire face à une personne ingérable ?
Baisser les bras, c’est souvent ce qu’on fait face à une situation sans issue. Ici le manager pense avoir tout essayé en expliquant, demandant et objectivant ses attentes auprès de Ludo. Pourtant quand il détaille la manière dont il s’y est pris, deux points apparaissent :
- d’abord, qu’il n’a pas exprimé à Ludo son ressenti et les impacts sur lui (stress, contorsions pour s’adapter au manque de visibilité), si bien que Ludo peut légitimement se dire qu’il peut continuer comme il fait sans trop de dommage ;
- et ensuite, le manager n’a rien changé à l’organisation du travail avec Ludo (même message implicite, “ta manière de travailler me gêne mais je peux m’adapter”).
Voilà ce qui est si utile dans l’approche systémique et stratégique : elle nous aide à repérer comment nous contribuons (sans le vouloir bien sûr) au problème dont nous souffrons. Que fait ce manager, ou que ne fait-il pas, qui permet à Ludo de continuer à travailler en tunnel et sans donner de visibilité ?
Quand il a visualisé qu’il tentait “toujours plus de la même chose” avec son “ingérable” Ludo, ce manager lui a expliqué qu’avec l’intégration de deux nouveaux membres dans l’équipe le mois suivant, il n’aurait plus le temps de suivre d’aussi près son travail et de le relancer comme avant. Qu’il comprenait que lui, Ludo, aimait travailler en autonomie et s’y prendre en dernière minute, mais que cela ne convenait pas à tous les projets.
Aussi, le manager a annoncé à Ludo qu’il devrait choisir et s’engager, pour certains projets nécessitant un travail d’équipe coordonné : soit il parvenait à faire une exception et à donner un calendrier de livraison fiable dans le respect des délais (livrer 24h avant l’échéance), soit le projet irait à un autre dans l’équipe. Ludo a fait des efforts sur certains projets qui le motivaient particulièrement et son manager en a été satisfait. En revanche, sur d’autres projets, c’est Ludo qui a choisi de lui-même de laisser un collègue prendre le dossier parce qu’il ne le “sentait pas” ; et le manager a pu compter sur un autre membre de l’équipe.
Quand nos émotions nous aident à changer l’équilibre
Au travers de cet exemple, on voit tout l’intérêt de reformuler une plainte concernant une autre personne, en intégrant la dimension interactionnelle, c’est-à-dire en plaçant le plaignant en co-responsabilité.
En quoi exactement la personne dite “ingérable” nous oblige-t-elle à nous adapter ? A-t-elle toujours autant de pouvoir ? Que fais-je, ou ne fais-je pas, qui lui donne ce pouvoir sur moi ?
Si un proche déverse sa colère sur vous au téléphone, êtes-vous dans l’obligation (légale, morale, technique ?) de l’écouter jusqu’au bout ?
Si un membre de votre équipe arrive systématiquement en retard aux réunions, êtes-vous obligé(e) de l’attendre pour commencer, juste parce sa présence est importante ?
La colère qui nous envahit face à une personne que nous trouvons ingérable, c’est souvent la colère de celui qui s’adapte et le ressent comme injuste. Obligé(e) de m’adapter à quelqu’un qui ne fait pas sa part alors que moi je respecte les autres et leurs besoins, quelle injustice ! Voilà ce que peuvent ressentir ceux qui se suradaptent, les « bons élèves » et les bonnes pâtes. Ils l’ont mauvaise car eux se voient à l’opposé de l’ingérable, faciles à vivre et à manager, « easy-going » en anglais. Conciliants, raisonnables, mais maintenant fort énervés.
Cette colère peut nous servir à modifier l’équilibre de la relation, en nous positionnant autrement pour moins subir les impacts du comportement ingérable. L’approche systémique et stratégique apporte typiquement des clés très utiles dans cette démarche. Non pas pour reprendre le contrôle car ce serait illusoire, mais retrouver du pouvoir, ce qui est déjà pas mal.
A l’image de maître japonais qui servait le thé à un universitaire américain venu apprendre de lui. L’américain monologue, le maître lui sert un thé en laissant couler le breuvage jusqu’à ce que la tasse déborde. L’américain s’en étonne « mais… la tasse déborde ! » et le maître dit » je sais, tout comme votre esprit…..Vous ne pouvez pas apprendre le zen avant d’avoir vidé la tasse…”
Conclusion :
Finalement, tout comportement peut, quand il est manifesté en excès, donner le sentiment que la personne qui le produit est ingérable. Mais on parle souvent d’ingérable pour les comportements débordants : j’entends rarement des managers dire que leur collaborateur trop discret, très en retrait et silencieux, est « ingérable ». On dira plutôt “complexe” “pas facile à cerner”, « pas simple à manager » etc. Ingérable, c’est quand il y a trop de quelque chose. Comme essayer de maîtriser un tuyau d’arrosage qui fait du rodéo car il y a trop de pression, ou de calmer un enfant de 4 ans épuisé et frustré qui se roule par terre dans un magasin, ou encore de manoeuvrer un voilier quand l’écoute d’une voile s’est bloquée, sans moyen de réduire la voilure car le vent souffle trop fort.
Qualifier l’autre d’ingérable, serait-ce une forme de sagesse ? Oui si nous nous prenons au mot : avec humilité, je reconnais que je n’ai pas de contrôle sur cette personne et que j’ai besoin de me positionner autrement : faire autrement, faire avec, voire, faire sans.
D’un point de vue systémique, il est plus intéressant de voir comment peut s’y prendre la personne qui a du mal avec l’Ingérable, que de chercher à changer ce dernier. Sauf si… l’ingérable l’est aussi pour lui-même, et voudrait y changer quelque chose ! « Je me fatigue moi-même », disent-ils parfois…
PS : Vous en voulez encore ? La suite dans mon podcast sur la suradaptation professionnelle. Dans l’épisode 8, j’aborde le sujet des Ingérables et ce qu’ils peuvent apprendre aux « trop bons élèves au travail ». Eh oui ! Si la première réaction est le rejet, les bons élèves attentifs pourront apprendre des clés intéressantes en observant ces « ingérables » qui ne jouent pas selon les mêmes règles du jeu… Et vous savez quoi ? Cela pourrait permettre de renverser les questions mentionnées plus haut :
– « Que m’oblige-t-il/elle à faire ? » => « Que me permet-elle de faire de nouveau? »
– « Que m’empêche-t-elle de faire? » => « Que puis-je m’autoriser à faire grâce à elle? »
;)
9 Commentaires
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Très intéressant et très parlant ☺️
Et aussi très applicable rapidement dans les sujets du quotidien
Merci Karine
Toujours pertinent et détaillé…
merci :)
Toujours aussi passionnant Karine, merci beaucoup
merci Marie Dominique ! Rendez-vous sur le podcast pour d’autres réflexions sur ce même thème :
https://podcasters.spotify.com/pod/show/karine-aubry/episodes/Bons-lves-VS-personnes-ingrables–cls-pour-progresser-08-e25k56r
Super intéressant ! Merci Karine ;-)
Merci !
Excellent article!! Brillant et étayé d’anecdotes concrètes, comme toujours.
Merci Karine
Ah oui, du concret, y a que ça de vrai ;)
Merci Sandrine.