Dans l’article précédent, il était question de l’espoir qui vient parfois nourrir notre patience dans une attente peu payante. Voyons à présent quel autre schéma de pensée peut nous amener, cette fois, à déployer de l’énergie et des ressources pour faire aboutir nos tentatives. C’est l’escalade d’engagement.
Escalade d’engagement
Avez-vous observé que parfois, alors que nos efforts ne payent pas, nous insistons dans la même voie ? Quitte à dépenser un prix élevé en énergie et en moyens ? L’espoir d’aboutir sert alors à nous protéger du coût de la “dépense gâchée”, et nous entraîne dans une escalade d’engagement.
Identifié par Arkes et Blumer* en 1985, ce phénomène consiste à préférer renouveler un choix dans lequel on a déjà investi (du temps, de l’argent, des ressources). Et ce, même quand des options plus avantageuses ou prometteuses se présentent à nous. En effet, nous avons du mal à renoncer à ce que nous aurons alors investi.. à perte !
C’est ce qui nous arrive quand nous patientons 10, 20, 40 minutes à l’arrêt de bus au lieu de rentrer à pied (pour 2 kilomètres) ou de prendre un autre moyen de transport. Plus nous attendons ce bus, plus il y a – en théorie – de chances qu’il arrive. Et plus, surtout, l’attente que nous avons consommée pèse dans notre décision. Avoir attendu 30 minutes en pure perte ? Alors que je pourrais être déjà chez moi si j’avais lâché plus tôt ? Jamais !
Maintenir ainsi un choix quand il devient difficile à justifier rationnellement, c’est ce qui définit l’escalade d’engagement.
Quelques exemples : la guerre du Vietnam, de grands projets industriels dans lesquels on réinvestit malgré l’échec ou un surcoût de taille…
« Errare humanum est, sed perseverare diabolicum est »
(l’erreur est humaine, mais s’entêter dans son erreur est diabolique)
Voyons deux exemples en management.
Quand ça veut pas… ça veut pas
Fabrizio veut faire progresser Cécile
Tout recommencer avec une nouvelle agence ?
Changer maintenant d’agence, ce serait s’asseoir sur ces dépenses en temps et argent, et tout recommencer avec une nouvelle agence. Le PDG d’Eco-Bureaux a du mal à s’y résoudre, et poursuit sa collaboration avec l’agence. Plus il la poursuit, plus il a du mal à en sortir car la perte qu’il perçoit augmente avec le temps !
L’espoir fait persister
Dans ces deux exemples, l’espoir contribue à freiner le virage à 180°.
C’est l’espoir de ne pas avoir à payer un prix ou à affronter des émotions inconfortables (peur, colère, déception…), espoir d’une amélioration spontanée, d’une possibilité qu’on n’aurait pas vue et qui éviterait d’avoir à faire autrement.
Négociation avec la perte, moteur de la persévérance, l’espoir peut nous amener à aboutir (qui n’a jamais soulevé, contre toute attente, une montagne ? Ou vu la situation se dénouer d’elle-même un beau matin ?)
Mais bien souvent, il va de paire avec le refus d’un renoncement, qui nous amène à :
- soit à patienter encore, les astres finiront bien par être alignés pour ce que je souhaite arrive : ce bus va finir par venir, ce patron va finir par reconnaître mon travail, cette relation va finir par s’apaiser (comme Virginie)
- et peut-être à nous adapter encore mieux à ce qui ne nous convient pas (c’est-à-dire, nous suradapter)
- soit à lutter toujours plus fort
Quelques croyances et principes de vie peuvent jouer dans ces situations :
- “Quand je m’engage dans quelque chose, je vais au bout”
- “Si j’abandonne, je vais manquer le dénouement qui est tout proche”
- “Abandonner c’est être faible”
- “Abandonner c’est échouer”
- “Je déteste l’idée d’avoir fait tout ça pour rien”
Attendre encore ou insister… pour s’épargner
Finalement, cet espoir qui fait attendre ou persévérer, c’est peut-être l’autre face de la peur du changement. Nous évoquions dans l’article précédent le coût qu’il y a à changer ses représentations, sa vision du monde.
Il y a aussi le prix à payer lié aux conséquences du 180°.
Le coup du GPS
Que faire ? Continuer, au risque de vraies galères, ou rebrousser chemin pour 30 minutes de cette route sinueuse, et revenir au point de départ pour récupérer la départementale ?
A cet instant qu’est-ce qui vous freine pour faire demi-tour ? Ce 180° aurait quelques conséquences :
1. entériner l’erreur : nous nous avons fait fausse route
2. encaisser la perte : de temps, notamment, et d’efforts vains (tout ça pour ça, l’investissement perdu)
accepter d’arriver bien plus tard que prévu – alors qu’il restait un espoir, qui sait ?
3. modifier sa carte du monde, en regardant désormais les indications du GPS avec une certaine méfiance… alors que vous aimiez vous reposer sur cet outil.
De valse-hésitation en négociation intérieure (au pire, c’est sympa les petits villages, ça fait partie des vacances ? Non ? Non… ok…), vous rechignez à faire demi-tour.
Et comme “il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis”, vous finissez par rebrousser chemin (en pestant).
Autre version de l’histoire : arriver après 5 heures de marche au pied d’une montagne, que l’on pensait franchir en escalade, s’apercevoir qu’on n’a que 60 m de corde alors qu’il en faudrait 100… et après âpres débats, se rendre à l’évidence : pas d’autre choix que de faire demi-tour.
Cette petite histoire pour illustrer ce qui se joue quand nous sommes amenés à renoncer à une stratégie ou à un but : un tiraillement entre espoir de voir ses efforts aboutir, et la peur qu’ils soient précisément une voie sans issue.
L’énergie du changement se lève au moment où l’on se dit “hm, ce que je fais ne fonctionne pas, il faudrait que j’essaie autre chose”,
et l’espoir vient parfois l’éteindre en nous faisant miroiter que sans changer de stratégie, nous pourrions voir nos efforts aboutir.
Bien sûr, ce qui rend ce débat délicat c’est qu’il est difficile de savoir quand il est raisonnable de persévérer, et quand il faudrait au contraire lâcher prise.
(Lire à ce sujet : Persévérer ou lâcher prise)
La vie à rebours
Quand sommes-nous dans une illusion, quand nous mettons-nous le doigt dans l’oeil ?
L’avenir seul peut le dire.
“La vie doit être vécue en regardant vers l’avenir, mais elle ne peut être comprise qu’en se retournant.”
Sören Kierkegaard
Il est en revanche intéressant, quand nous nous sentons insister dans un choix, de nous poser la question qui suit :
Et si nous étions sûr que, malgré tous nos efforts, ce choix ne soit pas payant ?
Si Fabrizio était sûr que Cécile ne changerait pas ses comportements qui posent problème ?
Si le PDG d’Eco-Bureaux avait la certitude que l’agence de relations presse ne donne pas de meilleurs résultats sur les 6 ou 12 prochains mois ?
Que feraient-ils, que ferions-nous alors de différent ?
Quel serait notre plan B, ou plan C ?
A lire pour prolonger : le devis du changement
Questions pour vous
- Vous arrive-t-il d’être dans une escalade d’engagement ?
- A quoi le repérez-vous ?
- Que perdriez-vous à prendre une autre option, à lâcher votre choix initial ?
- Et selon la nouvelle option choisie : que vous coûterait ce changement ?
Source : Arkes, H.R., & Blumer, C. 1985. The psychology of sunk cost. Organizational Behaviour and Human Decision Processes, 35:124–40
4 Commentaires
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Bonjour Karine,
Article intemporel et éclairant , merci ! Au lieu de me perdre à analyser mes résistances au changement, je viens de comprendre en quoi l’espoir est une effroyable force d’inertie … Je reste depuis plus de 20 ans dans une situation que je ressens fort peu épanouissante pour moi MAIS je guette et je gonfle à l’hélium chaque petit signe « positif » .
Là, c’est net, je suis dans une escalade d’engagement et vous ciblez juste : plus les années, les efforts, l’énergie investis se cumulent et plus le renoncement est difficile…
Vous avez posé des mots qui décrivent à 100% mon vécu , à moi de transformer cette prise de conscience en actes . Savoir, comprendre, c’est 10% de la résolution du problème, l’essentiel c’est d’agir . Merci Karine
Bonjour Claire,
Merci de votre partage !
Ravie que cet article vous ait apporté un éclairage utile. Je n’ai rien inventé là mais j’apprécie que l’effort d’exposé atteigne sa cible ;)
J’aime beaucoup votre métaphore du gonflage à l’hélium, c’est assez « cartoon » !
Et effectivement, je crois aussi que les prises de conscience ne sont qu’une ouverture de porte : il reste à parcourir tout le chemin du changement ensuite.
Bonne mise en action à vous, en mesurant bien les risques / renoncements à stopper votre escalade, car si vous avez fait cela « pour rien » (sans les résultats escomptés) vous ne l’avez sûrement pas fait « pour rien » (c’est-à-dire pas sans des raisons légitimes.)
Super article, comme d’habitude ! Ces 2 articles sur l’espoir sont vraiment éclairants et hyper intéressants. Merci !
Merci Sandrine ! Je lis aussi tes articles avec grand intérêt, ils sont inspirants ;)