Dans le monde des affaires comme dans les affaires du Monde, l’Humain moderne montre sa propension à chercher des solutions techniques pour intervenir sur le système, avec des effets qui lui échappent. Pourquoi nous échinons-nous à vouloir réguler à notre manière et avec nos petits bras, au lieu d’écouter ce que le système nous dit et faire alliance avec lui ?
Il y a quelque chose de fascinant à regarder l’être humain se démener pour trouver une solution technique ou technologique face à un problème systémique ou qui le dépasse. Plutôt que de faire alliance avec le système (les équipes, l’organisation, la nature…) l’humain active souvent des moyens importants de lutte, engageant un bras de fer.
L’ensemble des espèces vivantes ne fonctionne pas ainsi. Par exemple, face au dérèglement climatique, de nombreuses espèces adaptent leur mode de vie : elles migrent vers le Nord (hareng, orque, morue, cigale…) ou montent en altitude, elles décalent leur période d’activité, elles rétrécissent même ou changent leur régime alimentaire… Vous me direz “Mais elles n’ont pas le choix !” Certes.
Mais nous sommes tout de même une espèce particulière. Difficile de nous contenter d’adaptations, comme repeindre nos toits en blanc pour avoir moins chaud ou en enfiler un pull en hiver : nous cherchons à faire plus et à reprendre le contrôle sur notre environnement pour en modifier les paramètres et obtenir plus de confort. Pas de neige ou de pluie ? On la fabrique. Le niveau de la mer monte ? On fait des barrages de plus en plus hauts. Il n’y a plus assez d’abeilles pour polliniser ? Les drones pollinisateurs prennent le relais.
Notre espèce, furieuse manipulatrice du monde, intervient sans relâche sur son environnement pour le changer. Peut-être pour ne pas se changer elle-même ?
Dans cet esprit nous déployons tout notre génie… ou notre démesure, selon le point de vue.
Venise et le paradoxe du MOSE
Prenons Venise, dans sa lagune, qui subit régulièrement les assauts de marées et de tempêtes (que le dérèglement climatique rend plus puissantes). Il y a 20 ans naissait le projet MOSE, une ligne de vannes mobiles émergées sur commande pour parer des marées trop hautes menaçant la cité. En Novembre 2019 nous étions en famille à Venise, c’était l’Acqua alta, nous avions de l’eau jusqu’aux genoux dans la rue – le système MOSE (très critiqué à l’époque) ne fonctionnait pas encore. Dans un documentaire sur ARTE, on apprend que le système est maintenant fonctionnel. Impeccable ! Si tout se passe bien, le système MOSE fait barrage, enfin… tant que la marée ne monte pas au-dessus de 3 m. Petit détail : un ingénieur nous apprend que le système ne peut pas être déployé trop souvent, et qu’il faut parfois se résoudre à laisser la marée inonder Venise. Mais pourquoi ? C’est très simple : les marées viennent laver et diluer les eaux de la lagune, qui recueillent une part des eaux usées de la population (les capacités du système d’assainissement ayant atteint leur limite). Autrement dit, malgré cette solution technologique de pointe, Venise n’a d’autre choix que de se laisser inonder, sauf si elle veut devenir un marigot…
Dans cet exemple, deux approches coexistent en alternance :
- Chercher à contrôler un système plus grand que soi (MOSE contre la marée)
- Faire alliance avec le système et tirer profit de ses forces (laisser la marée diluer les eaux de la lagune). Nous y reviendrons.
“Avec nos petits bras musclés” ? La partie ne peut contrôler le tout, dit la systémique
L’approche systémique nous enseigne qu’une partie ne peut contrôler le tout.
Un exemple concret, parmi des milliers. En France cet été 2022, plusieurs feux de forêt ont dévasté des hectares et détruit des installations. Les pompiers ont lutté avec bravoure, utilisant tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte aérienne avec les acrobatiques Canadair et hélicoptères bombardiers d’eau.
Tout ceci est admirable et je les ai admirés, dans la Drôme, au-dessus de nos têtes. Mais j’ai aussi entendu l’humilité dans le discours de ces soldats du feu. À plusieurs reprises ils ont annoncé que ce feu (à Romeyer, près de Die) ne pourrait être fixé qu’après une pluie. En effet, les températures élevées, la sécheresse, les vents forts sont autant de paramètres naturels incontrôlables, avec lesquels on ne peut que composer. Lutter et espérer : quand le feu a brûlé plusieurs jours, que la terre atteint une haute température et que des braises persistent, seule la pluie peut faire une différence. Dans la Drôme, cet été, elle a fini par tomber et le lendemain le feu était annoncé fixé (après plus d’une semaine de lutte).
Dans son expédition à bord de l’Endurance en 1914, Ernst Shackleton raconte ces moments où il attendait, avec son équipage, que la banquise veuille bien s’ouvrir pour laisser un passage. « Une brèche de quelques heures dans une banquise forteresse ». Ils étaient peu de chose, et faisaient avec le bon vouloir de leur environnement. Ainsi l’agriculteur fauche-t-il en vitesse quand les orages sont annoncés. Ainsi le centre spatial reporte-t-il le lancement de la fusée quand la météo est défavorable. Dans ces moments, l’humain accepte avec humilité que le système dans lequel il est pris est plus puissant que lui, et il attend qu’il soit plus favorable. Alignement de planètes, retour du vent ou de températures plus clémentes…
Mon propos n’est pas de dire qu’il faut laisser les choses aller leur cours et baisser les bras, mais de savoir reconnaître quand on n’a pas la main. Tout comme quand votre ordinateur a « freezé » et qu’il est inutile de s’exciter et de taper partout : il faut simplement attendre qu’un processus se termine. Accepter que le système est plus puissant et attendre de pouvoir à nouveau agir.
Mais à côté de ceux qui font la danse de la pluie en espérant très fort, il y a ceux qui prétendent la faire tomber du ciel sur commande… jusqu’à ce que le ciel lui-même nous tombe sur la tête ?
Trop réguler, c’est dérégler !
L’Homme a passé des siècles à domestiquer la Nature avec des moyens croissants. La géoingénierie nous promet des “merveilles” comme ces parasols spatiaux s’ouvrant pour nous abriter du soleil, des techniques très élaborées pour capturer le CO2 émis dans l’atmosphère et bien d’autres projets pharaoniques. On sait déjà “ensemencer” les nuages depuis les années 40. Mais quelles conséquences peut avoir notre prétention à manipuler, par notre technologie, des pans de notre écosystème pour le rendre plus à notre goût ?
En 1967, l’anthropologue Gregory Bateson nous alertait déjà sur les risques systémiques liés à notre manière de procéder. Il appelle « but conscient » la manière dont nous poursuivons un objectif avec un plan d’action linéaire, qui ne prend pas en compte les effets systémiques et boucles de rétroactions (feedbacks) :
De nos jours, les buts de la conscience sont rapidement atteints, grâce à des machines de plus en plus efficaces, des systèmes de transport, des avions, de l’armement ; grâce à la médecine, aux pesticides, etc. Le but conscient a, de nos jours, tout pouvoir pour bouleverser les équilibres de l’organisme, de la société et du monde biologique qui nous entoure. Une pathologie, une perte d’équilibre, nous menace. Si vous suivez les ordres pleins de « bon sens » de la conscience, vous deviendrez rapidement avides et dépourvus de sagesse. J’entends par « sagesse » la prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la totalité de l’être systémique. Le manque de sagesse systémique est, en effet, toujours puni. Les systèmes biologiques punissent toute espèce qui manque assez de sagesse pour se brouiller avec son écologie. (Gregory Bateson, « But conscient ou nature », conférence de juillet 1967)
De nombreux exemples nous montrent qu’un cercle vicieux s’enclenche avec la nature : nous commençons à intervenir pour modifier l’écosystème, celui-ci réagit par ses propres boucles de rétroaction, nous faisons face à de nouveaux problèmes sur lesquels nous intervenons avec une nouvelle technique, etc. :
– En agriculture intensive, une solution en appelle une autre qui en appelle une autre : engrais et pesticides entraînent des effets indésirables que l’on combat à coup de nouvelles molécules
– En médecine, il est courant de devoir prendre un médicament pour atténuer les effets secondaires d’un traitement (bien sûr ce dernier peut être indispensable).
Plus nous régulons, plus nous déréglons, puisque nous cherchons à contrôler un système complexe qui possède ses propres régulations.
Problème : c’est souvent avec le recul que nous réalisons la nocivité de notre intervention. Ecoutez ce simple exemple sur la symbiose entre champignons et racines des plantes, tel que l’explique le biologiste Marc-André Selosse (professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle) :
« Notre intervention humaine sur la plante a été construite sans s’appuyer sur la logique des sols, sans s’appuyer sur ce qui fait que les plantes bien avant l’Homme étaient capables d’utiliser des sols moins fertiles. Ce qu’on voudrait demain, c’est réutiliser les logiques écologiques que l’on connaît dans les sols pour remplacer cette vie sous perfusion. Vous et moi on peut vivre avec une poche de glucose et une intraveineuse, en rajoutant quelques acides aminés de temps à autre dans la poche de glucose, ça marche !”
Il ajoute qu’il préfère manger de vrais aliments – je le rejoins – mais il ajoute surtout que ces interventions répétées déstructurent les sols et les privent de leur fonctionnement spontané, avec des effets délétères à terme.
Prenons un exemple à l’échelle personnelle de ces régulations sans fin : peut-être avez-vous connu des périodes où rien n’allait, où vous vous sentiez déréglé(e) (humeur, fatigue, perte de sens…) Certains commencent alors à réguler leur état avec des vitamines voire des médicaments, des consultations (médecin, psy…), des changements dans leur alimentation, bref, ils agissent sur de multiples leviers pour tenter de retrouver leur forme et leur sérénité. Cela peut aider, sans quand on entre dans un cercle vicieux de régulations en tous sens sans retrouver l’équilibre. Le problème devient d’autant plus critique qu’avec tant d’efforts pour aller mieux, nous commençons à trouver vraiment anormal de nous sentir si mal.
Alors curieusement, c’est parfois en acceptant son état et en se replaçant dans un environnement favorable (nature, repos, soutien social) que quelque chose change : l’organisme et l’esprit retrouvent un équilibre plus satisfaisant.
En conclusion
Ainsi, une partie (l’Homme) ne peut contrôler le tout (son écosystème) pour le modeler à sa guise, mais elle peut quand même y mettre une sacrée pagaille ! L’Histoire nous apprend que notre techno-solutionnisme est parfois inefficace (impuissance), et souvent risqué puisqu’il déclenche une chaîne de réactions imprévisibles. Nous ne sommes pas tout-puissants, et nous commençons à bien le comprendre.
Alors que faire ? Et si la solution (non technologique !) venait de l’observation du vivant et d’une alliance avec celui-ci ?
Dans le prochain article nous verrons la manière dont nous pouvons faire alliance avec le système, avec des effets plus bénéfiques.
Pour finir, voici quelques articles sur l’adaptation du vivant aux changements de son environnement :
Ces espèces qui rétrécissent (MNHN)
La grande migration des orques vers le Nord
Et cette vidéo sur l’histoire des chats de Bornéo, emblématique des (dé)régulations humaines.
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