Nous avons tous une “personnalité”, un profil que nous montrons à ceux qui nous entourent. Comme la Lune ! Avec plus ou moins de facettes, de nuances. Nous nous polarisons sur cette facette officielle : chacun montre un peu plus de ce que les autres connaissent et attendent. Notre entourage pourrait presque prédire notre comportement. C’est comme si nous avions un rôle à jouer dans la troupe, et que la partition était écrite avec des styles attribués. Et ça donne quoi, de se résumer à sa “marque de fabrique” ? Eclairages à l’occasion d’un week-end voile entre amis.
Chacun à son poste
Prenez 11 trublions réunis pour une croisière de quatre jours sur deux voiliers, après un an de privations liées à la fameuse “crise sanitaire” (la pandémie, donc). Sacrée ambiance ! Sur la ligne de départ, une légère euphorie anime l’équipage, comme si tout le monde avait pris le rôle de Joyeux.
Une fois les amarres larguées, chacun revient doucement à ce qu’il fait de mieux, ou le plus facilement. Patrice parle, partage, échange, fait des blagues et joue les naïfs pour amuser la galerie ; Kate veille au grain, n’a-t-on pas mis trop de toile avec le vent qui s’annonce, le pare-battage est-il suffisant avec ce clapot ? ; Paul, l’un des skippers, imagine le programme de navigation, initie, propose, et fait adhérer les équipiers ; Félix qui mène le second voilier, skippe en silence, et grommelle quand on vient (vraiment) l’embêter ou questionner ses décisions ; Alix s’active sur le pont, à la manoeuvre, l’oeil sur les détails ; Téo mitonne des plats et des chansons en cabine, pour nourrir ses amis ; Gabrielle apprécie chaque instant, partage sa joie et se montre curieuse de tout ; Philémon se montre partant quoiqu’il arrive et partage sa bonne humeur ; Travis observe son petit monde en bon animal social, qui aime savoir qui est quoi ; Alan se montre présent pour aider, manoeuvrer, soutenir, souvent attentif aux autres. Tiens, seul Jiacoppo ne fait pas ses blagues habituelles avec le piquant qu’on lui connaît, ce qui intrigue certains co-équipiers. Nous y reviendrons…
Des rôles complémentaires
Des changements de contexte favorisent aussi l’expression plus prononcée des facettes de chacun. Ainsi, quand la Météo marine annonce du vent frais et même un “avis de grand frais” pour l’après-midi, Kate pense à des plan B, Paul prépare l’équipage mentalement à une sortie en conditions extrêmes, Alan le suit comme un seul homme. Qu’en pense Félix, sur l’autre voilier ? Ah, trop tard, il est déjà en train de hisser sans grand voile à la sortie du port ! S’il avait envoyé un sms, ça ressemblerait à “Vous êtes où ? Nous sur l’eau.”
Ainsi chacun se place dans sa posture et ses attitudes habituelles, et le système s’organise avec des complémentarités : à l’Aventurier répond la Prudente, au Bavard fait écho le Silencieux, au Jovial la Contemplative, au Leader les Suiveurs, etc. La loi de l’équilibre crée cette danse perpétuelle entre les opposés.
Fait intéressant, le groupe tend à souligner la facette dominante des uns et des autres, comme un gimmick :
- “avec Félix, on n’a pas eu trop de détails sur le plan de navigation ha ha ha !” ;
- “Vous prenez Patrice sur votre bateau aujourd’hui, nous on va faire une petite retraite silencieuse, oufff…” ;
- Quand Paul innove un matin en tentant un briefing pédagogique à ses équipiers, ceux-ci s’en amusent en l’interprétant comme “la messe du grand chef”. Pour rire, bien sûr, mais cela indique un début d’étiquette, donnée avec tendresse certes, mais pas moins collante.
Mais sommes-nous condamnés à jouer toujours le rôle principal de notre galerie de personnages intérieurs ?
“Je ne suis pas que celui/celle que vous voyez”
Que se passe-t-il quand nous surprenons notre entourage, en dérogeant à ce qu’on s’attend à voir de nous ?
Jiacoppo n’est pas comme d’habitude
Ainsi, plusieurs co-équipiers se sont demandés pourquoi Jiacoppo ne faisait pas ses blagues mordantes comme d’habitude. Il faut dire que Jiacoppo possède un redoutable sens de la formule, et qu’il a le chic pour moquer avec brio. Seulement pendant ce week-end en bateau, la brise Jiacoppo était tombée. Pétole sur les piques, mer d’huile sur les jeux de mots. Personne n’est allé s’en plaindre à lui, après tout, chacun est libre. Mais des co-équipiers se sont demandés “où était passé Jiacoppo”, comme si sa présence, son incarnation, se résumait largement à cette facette qu’il offre parfois et qui devient son tout. Comme disait une de mes formatrices, “blagueur, c’est écrit sur votre pièce d’identité ?” La question alors, c’est : comment changer de regard sur l’autre pour découvrir ses facettes moins visibles, celles que masquent la Facette principale, populaire, attendue ?
Prenons un autre exemple.
Patrice, du “cliché” au cliché
Un soir Patrice a ouvert son ordinateur et nous a montré son travail en photographie, qui a captivé toute la troupe. Un festival de couleurs et de contrastes, des photos d’une grande sensibilité, voilà une facette de Patrice bien différente du joyeux drille (en apparence) naïf, qui parle tout le temps et amuse la galerie… A cet instant, alors que chacun réagissait aux clichés qu’il présentait, respect, admiration se lisaient dans les regards. “Tu nous avais caché ça !” Modeste, Patrice a admis n’avoir montré son travail qu’à peu de personnes. Un talent caché, une facette secrète qui montre que l’image que chacun cultivait de Patrice tient du “cliché”.
Changer de position pour sortir de la routine
Au fond, notre facette principale – l’Hyper-active, la Sympa, le Joyeux Drille, le Leader, la Prévoyante, le Papa Poule etc. – devient d’autant plus dominante qu’elle se renforce dans nos interactions avec les autres.
Exemple : j’ai appris à être un joyeux convive depuis mon enfance, parce que ce comportement était apprécié et me valait reconnaissance et amour de la part de mon entourage (ou du moins, j’ai pensé que c’était parce que j’étais joyeux que l’on m’appréciait !) Alors, toute ma vie d’adulte, j’ai reproduit ce comportement, qui est devenu ma marque de fabrique, et que les autres attendent de moi – puisque c’est ce que je donne. Plus je me montre ainsi, plus on l’attend de moi (même en me le reprochant parfois), plus je renforce ce trait. C’est comme une boutique avec son enseigne “PRENOM”, dans laquelle vous êtes certain de trouver de la bonne humeur et des sourires en stock, parce que vous y êtes entré plusieurs fois et que les étagères en étaient garnies. Vous avez fait cet apprentissage, il est maintenant ancré. Et le responsable de la boutique mettra en rayon ce que ce “client” vient chercher chez lui.
Le contenu de la boutique a changé ?
Que se passe-t-il quand on change le contenu de sa boutique ? C’est ce qu’a fait Paul, le dernier jour de navigation. Nous étions au mouillage près d’une île, il restait à faire la traversée jusqu’au port d’attache du bateau pour le restituer. Et là, Paul a simplement dit quelque chose de très nouveau :
“Vous savez faire, je vous laisse ramener le bateau au port, je vais faire ma sieste.”
Regards incrédules dans l’équipage. Il est sérieux ? Kate a senti une armada de questions envahir sa tête et une vague d’appréhension… c’était une de ses facettes dominantes, la Prudente, qui s’inquiétait “mais s’il le fait vraiment, comment on va faire? En plus le pilote automatique est en panne…” Puis une autre facette a pris la barre dans son esprit : la Confiante, qui a regardé autour d’elle, a vu Alan, le super numéro 1 (qui s’occupe de l’avant du bateau et notamment des voiles), Alix, qui a déjà une transatlantique à son actif, Travis, qui sait barrer lui aussi… Paul est descendu dans la cabine pour de bon et s’est allongé dans le carré pour dormir. Clairement il laissait son quart aux autres. Et voilà l’équipage sans son leader, ou plutôt… avec un nouveau leader à plusieurs têtes, constitué de la fine équipe réunie !
Que s’est-il passé alors ? L’équipage s’est concerté et organisé spontanément, chacun a pris part à la stratégie et à sa mise en oeuvre (partir au génois ? mettre un coup de moteur pour sortir du dévent ? Empanner ou virer ?) Empannage, voile qui claque, écoutes qui martèlent le pont : par la descente, on aperçoit Paul qui a à peine ouvert un oeil. Pas stressé pour un sou.
Quand les cartes sont rebattues, d’autres facettes s’expriment
La chute de l’histoire, c’est qu’Alan a mené ses voiles comme un chef, que Travis a barré comme un souverain, qu’Alix et Kate ont manoeuvré au piano comme des reines (enfin, disons que tout le monde s’est bien débrouillé.) Un changement dans le système “équipage” a rebattu toutes les cartes, chacun a eu l’occasion de montrer d’autres facettes de lui-même, des mineures. A commencer par Paul, le décideur qui sait aussi, finalement, se laisser mener en bateau… jusqu’à bon port !
Et vous, vous sentez-vous parfois prisonniers de votre marque de fabrique ?
Etes-vous prisonnier d’un trait de caractère que l’on vous renvoie et qui vous empêche d’exprimer d’autres parties de vous ? Et en particulier, de laisser paraître une partie opposée à votre facette dominante, par exemple : celle qui S’occupe-de-tout empêche la partie qui a Une Grande Flemme, le Toujours Content censure la partie Grognon Qui a Juste Envie De Râler, etc.
Vous arrive-t-il d’étiquetter un de vos proches avec une facette unique, en l’appelant par exemple le/la … de service (Râleuse de service, Clown de service…) ?
Est-ce bien ainsi, ou bien serait-ce intéressant de changer quelque chose ? Qu’est-ce que cela changerait ?
Racontez en commentaire !
pssst ! Cet article est inspiré de l’approche du « Dialogue intérieur », à laquelle je consacrerai mon prochain article.