Paradoxe des temps modernes : alors que le travail est devenu physiquement de moins en moins pénible, jamais il n’a été autant question de souffrance au travail. Voir se dérouler les mésaventures de Charlie Chaplin dans les Temps Modernes peut nous laisser aujourd’hui un sentiment étrange. Car les engrenages qui malmènent l’Homme du XXIème siècle, sont avant tout psychologiques.
De quoi souffre-t-on au travail ?
Qu’est-ce qui fait souffrir aujourd’hui le salarié, le collaborateur ?
“Restructuration”, “Réorganisation”, “Pression” répondent les uns. “Mode de management”, “Manque de vision et de sens”, “Culture du résultat et de la croissance à tout prix”, arguent les autres.
Des éléments, en somme, extérieurs à celui qui souffre, des facteurs environnementaux qui peuvent expliquer sa souffrance… en partie.
Car au-delà des contextes parfois difficiles en entreprise, la souffrance d’une personne est alimentée par ce qu’elle fait en réaction à ces difficultés extérieures. Ceci, à partir du moment où ce qu’elle tente n’aboutit pas. Et n’est-ce pas une bonne nouvelle, que chacun puisse moduler son mal, sans avoir à changer pour cela tout le système qui l’entoure et sur lequel elle n’a que peu de prise ?
Pour cela, il est nécessaire de développer un regard interactionnel sur les situations et devenir acteur d’un changement.
Des réactions qui n’aident pas
Ces réactions qui alimentent la souffrance au travail peuvent être regroupées en deux grandes catégories :
Voyons quelques exemples de ces tentatives de régulation génératrices de souffrance.
Stéphane se bat pour réussir seul
Voilà 3 mois que Stéphane a pris son poste dans cette banque. Son responsable ne lui apporte aucun soutien et se montre peu disponible. Alors Stéphane se sent perdu, de plus en plus stressé, il a peur de pas être au niveau. Ses collègues répondent à ses questions de manière sèche et laconique (“pas le temps !”) Alors Stéphane cherche les informations par lui-même, tâtonne, perd du temps, fait des erreurs, remet ses documents en retard, se fait remonter les bretelles par son responsable, et il se confond en excuses.
Plus Stéphane cherche à avoir les informations seul et sans aide, plus il se sent perdu ; plus il cache ses difficultés, plus elles sont importantes et plus il a peur de paraître incompétent. Il s’enferme dans un piège de peur et d’évitement, qui rend son quotidien au travail de plus en plus pénible. Pour l’aider, l’accompagnant systémicien l’aidera à arrêter ses tentatives de régulation qui aggravent son mal, en affichant ses difficultés, en demandant de l’aide à son manager et en affrontant sa peur de faire des erreurs.
Judith veut réussir avec les honneurs
Judith aime le travail bien fait, elle a à cœur de réussir sa mission avec brio. Alors, quand on lui a proposé un projet ambitieux, Judith a dit oui sans hésiter. Pourtant, la donne était défavorable : on l’a prévenue qu’elle n’aurait qu’une personne dans son équipe cette année (pour des raisons budgétaires). Alors que la charge de travail en nécessiterait une ou deux de plus. Les premiers mois, Judith a donc travaillé d’arrache-pied pour mener à bien le projet.
Progressivement, elle a mis en œuvre tous ses moyens pour compenser le manque de ressources : journées à rallonge, travail à la maison le week-end, pause déjeuner express, sandwich sur le clavier, arrêt de son sport favori (18h le jeudi, impossible), report de ses vacances à plus tard. Judith aimait son travail mais commençait à avoir du mal à se lever le matin ; elle se sentait fatiguée, surmenée, sa relation avec son conjoint s’était altérée (“Tu n’es jamais disponible !” lui reprochait-il souvent), elle dormait mal et pensait sans cesse tout ce qu’elle avait à faire, ce qui la stressait…
Judith en demandait beaucoup à son unique collaborateur, qui faisait de son mieux. Mais à deux, ils peinaient à faire tout ce qui leur était demandé. La fin de l’année est arrivée et Judith s’encourageait à continuer, car elle espérait un recrutement en début d’année suivante, avec les nouveaux budgets.
Surprise, en janvier son manager lui a annoncé qu’elle continuerait avec son seul collaborateur, pour raisons budgétaires. Quand son manager lui a dit “Mais de toute façon vous vous en sortez très bien à deux apparemment !”, Judith a commencé à comprendre qu’elle créait son propre malheur… car qui compense, dispense.
Pour changer cet équilibre douloureux pour elle, elle avait une possibilité à 180° de ses tentatives : arrêter de compenser, reprendre des horaires plus écologiques pour elle, quitte à laisser des dossiers non traités – ce qui démontrerait peut-être à sa hiérarchie un manque de ressources critique et la nécessité d’embaucher.
Yannis veut faire virer le paquebot
Yannis est développeur dans une grande société d’ingénierie informatique. Récemment il s’est formé aux méthodes agiles et ne jure plus que par elles : c’est pour lui une révélation. Il en parle à tout le monde autour de lui. Comme il est un ancien de son entreprise, le PDG lui a donné carte blanche pour mettre en place ces méthodes agiles dans les différents services. Yannis a commencé par faire le tour des bureaux avec son bâton de pèlerin, très enthousiaste, et il a monté en interne des ateliers de sensibilisation au sujet ; ses différents interlocuteurs l’écoutaient plutôt, parfois avec curiosité, parfois avec scepticisme. Puis il a voulu passer à la vitesse supérieure en mettant en place un projet pilote. Mais il a eu tout le mal du monde à convaincre les personnes de travailler avec lui sur ce pilote.
Il a fini par aller voir le PDG, qui a appelé deux “volontaires désignés” en leur demandant de se joindre à Yannis pour ce projet. Ces deux ingénieurs étaient intéressés par le sujet, mais pessimistes sur les possibilités de mener le projet, en raison de la charge de travail. “C’est une méthode innovante”, disaient-ils à Yannis, “aujourd’hui la charge est telle que personne n’a le temps de se poser et d’envisager de travailler autrement”.
Yannis ne comptait pas s’arrêter là. “Les méthodes agiles c’est l’avenir, c’est même déjà le présent dans beaucoup d’entreprises” répétait-il à qui voulait l’entendre. Il se sentait de plus en plus frustré. Son entreprise passait à côté d’une transition essentielle ; pourquoi ne comprenaient-ils pas ? Il se disait qu’il n’avait pas été assez convaincant, et repartait à l’assaut avec ses arguments. Mais ses collègues répondaient toujours par des objections, et même, avec de l’agacement. Certains l’envoyaient paître sans l’écouter : “On n’a pas de temps pour tes fantaisies, fais-toi plaisir ailleurs !”
Au bout de quelques mois à ce rythme, il a commencé à se sentir dans une impasse. Frustré de ne pas réussir à faire bouger le “paquebot” – comme il l’appelait – Yannis ne pouvait envisager de renoncer à son idée ni de quitter cette entreprise qu’il aimait beaucoup et en laquelle il croyait. L’accompagner à souffrir moins de la situation a consisté à réécrire l’équation impossible qu’il s’était posée, en la rendant soluble : pour cela, le faire réfléchir au coût pour lui des différentes options (insister encore pour faire passer ses idées, y renoncer en restant dans l’entreprise, quitter l’entreprise) et aux conséquences et risques associés.
Et d’autres tiennent tête… ou craquent
On pourrait aussi raconter comment Caroline a tenu tête à un chef autoritaire pendant des mois, revendiquant son autonomie et défendant celle de ses collègues (“on ne va quand même pas se laisser faire par un petit Napoléon”) jusqu’à se faire sanctionner pour insubordination ; et comment Edouard s’est battu comme un lion pour que son équipe conserve son cœur d’expertise technique, garantie de ses emplois, tandis qu’inexorablement, le directeur technique fraîchement arrivé transférait cette expertise dans une nouvelle équipe au siège de l’entreprise. Vaincu, le lion Edouard a fini par être arrêté par son médecin, et il a mis longtemps à se remettre.
Une approche, un livre pour les managers, RH, coachs…
Toutes ces histoires nous parlent de cercles vicieux professionnels, sources de souffrance au travail. L’approche systémique et stratégique permet de les identifier pour les désamorcer. Convaincues que la littérature sur le coaching en entreprise manquant d’un ouvrage sur ce modèle très efficace, nous avons écrit avec ma consœur Estelle Boutan également coach professionnelle, Essaye encore ! Déjouer les pièges relationnels au travail, paru en février 2017 aux éditions Enrick B, réédité en février 2020.
Essaye encore ! propose de faire connaître l’approche systémique et stratégique à toute personne – manager, cadre, RH, travailleur social, etc. – qui vit une difficulté au travail ou accompagne une personne en situation difficile.
Dans une première partie, l’ouvrage expose le modèle en suivant un cas “fil rouge”, celui d’Erick Nume, manager en difficulté avec son équipe. Dans la seconde partie, nous explorons 12 situations typiques de ce que nous rencontrons en entreprise. Pour chacun, proposons un décodage systémique et une stratégie de résolution pas à pas. Paru en 2017, Essaye encore ! est ressorti en 2020 pour une 2e édition.
Essaye encore ! Déjouer les pièges relationnels au travail, de Karine Aubry et Estelle Boutan ,
Enrick B Editions, Paris