Etre stratégique sans se renier ?

Le corbeau et le renard, illustrationDans les échanges au travail, il est parfois nécessaire d’être stratégique dans son approche ou sa communication. Etre stratégique, c’est choisir avec soin ses mots et ses actes dans le but d’obtenir un résultat souhaité. On renonce alors à une forme de spontanéité, et à la transparence. Est-ce pour autant de la manipulation ? Tout dépend de l’intention ! Le Renard flattant le Corbeau savait sans doute que ce dernier chanterait. Comment alors être stratégique tout en respectant ses propres valeurs ? Si certains font de la stratégie leur sport quotidien, est-il possible de s’en inspirer à petite dose, et avec quels avantages ?

Chez les managers et cadres que j’accompagne, j’ai croisé à plusieurs reprises une réticence, pour ne pas dire une aversion, vis-à-vis de l’approche stratégique dans les relations professionnelles.

Stratégique, moi, jamais !

“Mon N+1 me dit d’être plus stratégique, mais impossible, je ne suis pas du tout politique.”
“Je sais bien que je devrais avoir une stratégie, un plan, mais je suis comme ça, je ne calcule pas.”
“Je ne sais pas mentir, ni dissimuler. Etre fausse, ce n’est pas possible ! ”
“Ah non, je suis bien trop entier pour donner dans la stratégie. Avec moi ça passe ou ça casse.”
“Je joue franc jeu, je ne sais pas faire autrement.”
“Je sais que pour évoluer je dois devenir plus stratégique, mais honnêtement ce n’est pas dans mon logiciel.”

Dans ces mots nous pouvons percevoir des freins :

  • dans les valeurs importantes pour la personne : être entier, intègre, sincère
  • ou dans la représentation qu’elle se fait de la stratégie : une sorte de côté obscur de la force, réservé aux politiciens et aux manipulateurs de tous poils

Cet article propose la question suivante :

Est-il possible, et en quoi peut-il être intéressant, d’être un peu plus stratégique dans ses échanges au travail, et ceci sans renier ses valeurs ?

Mais avant cela, nous sommes peut-être plus stratégique que nous ne le pensons…

Vous êtes probablement plus stratégique que vous ne le pensez !

Définissons d’abord “stratégique” : qui est dans une démarche stratégique dans son comportement et sa communication, qui adopte une stratégie par opposition à l’action non calculée. Nous pourrions ajouter : qui réfléchit au coup d’après, qui a un plan ou une stratégie en tête, et qui agit en visant un but sans le dévoiler. Nb : nous ne ferons pas ici la distinction avec la notion de tactique.

El professor, Álvaro Morte dans la série Casa de Papel

Premier constat, à moins d’agir toujours de manière spontanée et sans plan, il vous arrive forcément d’être stratégique. Si si. Mais rassurez-vous, cela ne vous fait pas ressembler au Professor de la série Casa de Papel, chef stratège particulièrement retors qui force l’admiration de son équipe de brigands.

Quand vous êtes stratégique sans y penser

Tout simplement, par exemple :

  • quand vous choisissez le moment opportun pour faire une demande à votre N+1, ou annoncez d’abord la signature d’un contrat avant de révéler qu’un autre client mécontent veut changer de crèmerie
  • ou quand vous laissez mariner une demande urgente, le temps de voir si elle se confirme (après avoir constaté plusieurs fois le caractère éphémère de certaines urgences)
  • quand vous faites passer vos idées individuellement à plusieurs interlocuteurs afin de les préparer à vous suivre lors d’une réunion à venir
  • quand vous ne dites pas tout ce que vous savez
  • ou encore, quand vous choisissez de finalement rester dans l’entreprise après avoir appris qu’elle serait rachetée prochainement par un groupe qui vous intéresse.

Dans ces situations, vous avez réfléchi avant d’agir et suivi un plan connu de vous seul. Peut-être même l’avez-vous fait sans y penser ?

Un jeu d’enfants ?

En fait, nul besoin d’être un vieux sage ou un disciple de Machiavel pour être stratégique. Les jeunes enfants le sont déjà. Ils savent à qui il vaut mieux demander selon ce que l’on veut obtenir, et comment s’y prendre. La maman d’un copain de mon fils, 5 ans, lui a acheté des baskets jaunes fluo, après que le petit avait juré que ses copains avaient les mêmes (en réalité, un seul copain a les mêmes.) Garçon 1 – Maman 0.

Dès le plus jeune âge, les enfants savent aussi décoder nos stratégies cousues de fil blanc. Ainsi un soir, alors que mon fils de 5 ans rechignait à venir à table, je lui ai “vendu” des biscuits apéritifs dans son assiette (oui parfois, on est à court d’argument).

“Je sais pourquoi tu dis ça, Maman” répondit la voix boudeuse, avant de poursuivre “C’est pour m’attirer.”

Garçon 1…

Adapter son approche

Finalement, chaque fois que nous agissons avec une certaine méthode, de manière à servir nos objectifs et que nous usons éventuellement de notre influence sans dévoiler nos plans ; et chaque fois que nous adaptons notre communication / comportement à notre interlocuteur pour maximiser nos chances d’obtenir ce que nous voulons, nous sommes dans une forme de stratégie. Ce qui ne veut pas forcément dire une intrigue complexe ou une manoeuvre habile ; ni le fait que nous servons uniquement nos propres intérêts !

Mais alors, si être stratégique a quelque chose de naturel, qu’est-ce qui nous freine à l’être davantage dans les situations où cela pourrait nous aider ?

La stratégie et les valeurs

Pour illustrer ce qui peut nous gêner dans la démarche stratégique, voici un conte russe traditionnel, que je vous résume :

La Marmite pleine d’or

Boris et Iakof sont deux frères bien différents. Boris est aussi rusé que Iakof est simple d’esprit. Quand Boris déterre une marmite pleine d’or dans le champ où il travaille, il craint que son frère qui ne tient pas sa langue, ne le révèle au seigneur propriétaire du champ. Boris met alors en place un plan complexe. Il emmène son frère chercher la marmite, mais sur le chemin, il a pris soin de disposer de curieuses surprises : des crêpes dans les arbres, un poisson dans le piège à lapin, un lapin dans les filets de la rivière. Iakof le Naïf n’en croit pas ses yeux.
Le lendemain au puits, Iakof dévoile la marmite aux voisins. Le seigneur apprend l’existence de la marmite et, furieux, convoque les frères. Boris nie en bloc, le seigneur interroge alors Iakof dont il sait la candeur. Iakof confirme qu’ils ont trouvé la marmite, et raconte l’épisode, la pluie de crêpes sur les arbres, le lapin de rivière, le poisson des bois pris dans le piège à lapin… Il n’en faut pas plus au seigneur, excédé, pour les mettre dehors après quelques coups de bâtons. Et les frères gardent ainsi leur trésor.

La Marmite pleine d’or, Jean-Louis Le Craver, illustrations de Charles Dutertre, Edition Didier Jeunesse

De la stratégie au stratagème

Boris agit de manière stratégique, il anticipe la réaction de son frère et l’utilise avec astuce à défaut de pouvoir l’empêcher. Il met en place un véritable stratagème. On peut parler de manipulation vis-à-vis de son frère Iakof, même si la manoeuvre a lieu dans l’intérêt de ce frère – qui profitera lui aussi de l’or ainsi acquis. Et on peut parler de tromperie vis-à-vis du seigneur, puisqu’il croit que Iakof dit toujours la vérité et comme ces sornettes ne peuvent être vraies…

Quelque chose peut nous gêner dans ce calcul, dans l’influence déguisée, qui peut même devenir un stratagème complexe, avec plusieurs coups d’avance comme aux échecs.

Peut-être une valeur : l’honnêteté, la sincérité, la transparence ?
Ou bien une règle morale que nous nous imposons : dire la vérité ? Ne rien déguiser ni dissimuler ? Ne pas abuser de la naïveté de quelqu’un ?
Ou encore un scrupule, un sentiment de culpabilité à l’idée d’agir ainsi ?

A la limite de nos valeurs

Quand j’ai posé la question à mon réseau sur Facebook “Que signifie pour toi être « stratégique » dans tes échanges avec les autres (notamment au travail) ?”, plusieurs personnes évoquent une réticence :

Argghh j’aime pas cette question ;) a chaud, elle signifie pour moi etre tout sauf soi. naturel.

Première réaction : Calculateur, limite manipulateur. L’opposé de spontané. Avec un peu de recul : se comporter dans la relation en fonction d’un objectif

Stratégie = mot que je n’aime pas car il fait référence pour moi à un jeu de pouvoir, conscient ou inconscient.

Le conte de la marmite d’or illustre la dialectique stratégie / naïveté. Elle place d’un côté la pureté et l’innocence, de l’autre côté, la fourberie. Etre stratégique, d’une certaine manière, ce serait s’engager sur une pente très glissante qui mène au Mal. Ce serait rapidement devenir faux, dissimulateur, calculateur, manipulateur…

Chacun examinera en son for intérieur jusqu’où il est prêt à aller en étant stratégique dans ses échanges avec les autres, et jusqu’à quel compromis avec son éthique personnelle.

Mais encore faut-il savoir comment être stratégique. Et c’est ici que scrupules et manque de savoir-faire peuvent se mêler.

Car notre réticence morale à être stratégique nous empêche de nous y exercer. Nous nous sentons alors peu capable de stratégie… ce qui peut nous pousser à justifier notre absence de stratégie. “Je ne calcule pas, la politique très peu pour moi (sous-entendu, j’ai des valeurs)” cache alors une raison officieuse : “je n’ai pas appris à être stratégique.”

Il y a ceux qui disent “je pourrais, mais je ne veux pas être stratégique”, et puis il y a l’inverse : “je voudrais bien, mais je ne sais pas faire.”

Je voudrais être plus stratégique, mais comment faire ?
S’autoriser la stratégie sans se renier

Voici deux cas pratiques avec Auguste et Lana.

Auguste ou les limites de la franchise

Auguste se définit comme entier et direct. Il dit ce qu’il pense, annonce clairement ses intentions à ses interlocuteurs, et apparaît très spontané. Depuis un an, il brigue un poste de directeur, mais son N+1 hésite : ce côté sans compromis et transparent risque de lui jouer des tours en comité de direction. Auguste comprend qu’il gagnerait à être plus stratégique dans sa manière de communiquer. Il est prêt à mettre de l’eau dans son vin, comme par exemple réfléchir à la manière de formuler ses propos, ou apprendre à influencer de manière indirecte ses interlocuteurs pour faire passer ses idées. Mais il se sent démuni au moment d’agir : comment s’y prendre ?

Lana, bonne élève… le bec dans l’eau

Lana est l’exemple type de la bonne élève au travail. Loyale, fiable, toujours là où on l’attend. Très investie dans son job en agence de communication, elle vient d’essuyer une déception : un nouveau projet est lancé dans son service, et c’est sa collègue Marianne qui se l’est vu attribuer. Lana attend depuis longtemps un projet de ce type, et l’a (gentiment) fait savoir à sa hiérarchie lors de ses entretiens annuels. En enquêtant auprès de ses collègues, elle apprend que Marianne n’a pas eu le projet par hasard. Elle a mis toutes les chances de son côté : depuis plusieurs mois elle déjeune avec des personnes clés du département, elle s’arrange pour être présente à son bureau quand le N+2 fait le tour de l’étage à 20h, etc. Elle a aussi fait comprendre à son N+1 qu’elle commençait à “être à l’écoute du marché”, parce qu’il lui manquait un projet ambitieux.
Lana s’en veut d’avoir attendu sagement qu’on lui confie ce projet. Elle se rend compte qu’elle arriverait à ses fins plus facilement en ajoutant une touche de stratégie à son approche. Mais ce n’est pas dans son logiciel… par où commencer ?

Développer des compétences complémentaires

Pour Lana et Auguste il ne s’agit pas de se renier, mais de développer des compétences complémentaires à celles qui font leurs forces. C’est-à-dire, enrichir sa palette relationnelle pour s’adapter à différents contextes.

Auguste est direct dans son expression, parfois trop : sa communication serait plus complète s’il savait aussi communiquer de manière indirecte. Par exemple, au lieu de montrer à un collègue qu’il a tort (et renforcer sa résistance aux arguments qu’il propose), l’écouter et l’amener à changer de point de vue par lui-même

Mouvements possibles pour la dame aux échecsLana joue selon des règles qu’elle pense universelles : faire une demande dans un cadre officiel (entretien annuel), attendre sagement la réponse. Elle se rend compte que d’autres, comme Marianne et sa hiérarchie, jouent selon des règles différentes. Lana peut apprendre à connaître ces règles et choisir de s’en servir… ou pas. Après tout, quand on sait que la Dame aux échecs se déplace dans toutes les directions, pourquoi l’utiliser comme une simple tour ou un pion ? Il n’y a pas tromperie à le faire, et finalement c’est permis !

Expérimenter d’autres registres

S’autoriser à explorer une forme de stratégie dans la relation tout en restant fidèle à ses valeurs, cela peut être utiliser à dose homéopathique des manières de faire qui, pratiquées largement et sans aucun complexe, nous rebutent.

Voilà qui ouvre à un vaste champ d’expérimentations dans :

  • sa communication
  • l’organisation de ses actions
  • sa manière de construire son projet à différentes échelles : sa carrière, son évolution dans l’entreprise
  • etc.

Et je vais vous avouer quelque chose. Chez les personnes que j’ai accompagnées sur cette thématique, plusieurs sont passées par les mêmes phases :
Phase 1 : impossible, c’est contre mes valeurs, je ne saurai pas faire
2 : bon, je sens que ça pourrait m’aider, je vais essayer
3 : je suis plus stratégique, ça fonctionne mais je ne me sens pas moi-même dans ces moments-là, comme si je jouais un jeu
Phase 4 : finalement, c’est quand même bien plus écologique pour moi de fonctionner ainsi dans certains contextes ou avec certaines personnes.

Conclusion

La vision du monde et les valeurs de chacun, créent pour lui un rapport particulier à la stratégie dans les rapports humains.

Parfois, on voudrait vivre dans un monde où les rapports sont sincères et dénués de stratégie, et on agit comme tel. Pourtant, le pragmatisme nous invite à considérer l’option d’être stratégique comme un moyen supplémentaire d’arriver à nos fins.

Mais à quel moment bascule-t-on d’une démarche stratégique qui reste en phase avec nos valeurs, à quelque chose qui nous heurte ? Y a-t-il un seuil au-delà duquel on a l’impression de ne plus être honnête, ou de tromper l’autre ?

En guise de clin-d’oeil et pour ouvrir le débat, voici 27 secondes savoureuses, avec “le touchdown le plus rusé au football américain” :

Alors, que ressentez-vous en regardant cette scène ? C’est du jeu ou « pas du jeu » ?
Peut-être que le contexte sportif rend l’approche plus acceptable ?

2 Commentaires

    • helene DUNEIGRE sur 8 octobre 2019 à 13 h 43 min
    • Répondre

    Bonjour
    Être stratégique c est aussi penser à utiliser les arguments qui portent le mieux sur l interlocuteur.
    Par exemple mettre en avant les dimensions d un projet qui vont servir ses objectifs. Commencer par là,
    où par exemple encore identifier le profil et savoir s il faut développer l idée en priorité ou vite illustrer avec des chiffres, (je pense aux profils tels que caractérisés via la Process Com)

    1. Bonjour Hélène, effectivement choisir comment présenter les choses à son interlocuteur, selon ce que l’on sait de ses aspirations, et préférences en communication, c’est une façon d’être stratégique.
      Les outils de profils de personnalité peuvent aider, notamment à prendre conscience que nous pouvons être très différents dans nos fonctionnements. En revanche il me semble important de rester dans l’observation sans préjugés. Avec les profils de personnalités, on peut rapidement « cataloguer » quelqu’un et communiquer avec lui uniquement selon cet angle. Je l’observe régulièrement chez mes coachés qui ont eu leur « profil » lors d’un séminaire.
      Ex : « Il est BLEU (profil Disc), je vais lui présenter le projet avec un cadre très clair, des éléments précis et factuels, c’est tout ce qui est important pour lui. ») Si c’est aidant à un moment, cela peut aussi devenir un piège dans le sens où l’on se prive d’autres possibilités dans l’interaction… qui pourraient s’avérer utiles.

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