Travailler dans une organisation, c’est interagir quotidiennement avec des dizaines de personnes (à moins que vous ne soyez chercheur dans un laboratoire, et encore…)
Quand certaines de ces relations professionnelles sont sources de difficultés, irritations, frustrations ou simplement de déconvenues, il est intéressant de prendre du recul pour dé-zoomer et voir les interactions dans leur ensemble. On découvre alors des boucles très instructives… C’est ce que propose l’approche systémique en entreprise. Voici un (petit) aperçu de son ADN : les boucles d’interaction.
Sans la systémique…
Je ne sais pas vous, mais quand une relation avec un collègue me pose problème (ce qui est rare ;), je vais d’abord considérer ce que fait l’autre, et chercher à l’expliquer par tout un tas de raisons indépendantes de ma volonté : son caractère, un facteur extérieur, le contexte, le comportement d’une tierce personne, etc.
Je me place donc en observatrice contrariée qui cherche des explications – parce que nous aimons comprendre – à un comportement qui me dérange.
Allez savoir ce que je ferais de ces explications si j’en trouvais une convaincante : aurais-je plus de pouvoir sur la situation, pour faire changer le comportement de l’autre ?
Nous nous passionnons parfois pour ce décryptage d’autrui, en oubliant que nous faisons partie du système et avons toujours une action, même minimale, sur lui.
Prenons un exemple.
Martial ne supporte plus Roland
– Roland arrive 30 minutes après tout le monde le matin
– Il vient une fois sur deux aux réunions d’équipes, ou s’en absente, puis demande aux collègues ce qui s’est dit
– Et ne fait pas sa part du travail dans un projet transverse mené par Martial, qui le relance en vain
– De plus, il a un ton désinvolte quand Martial ou un collègue lui fait une remarque sur son manque d’implication“
« Vraiment, je ne comprends pas, ça me dépasse ! On ne lui a pas expliqué comment ça se passait en entreprise ? » s’agace Martial, qui est à bout. Car le pire, c’est que Roland la joue fine : il fait ami ami avec le N+1 qui apprécie son humour et ne remarque pas qu’il travaille moins que le reste de l’équipe. Ce qui laisse à Martial un goût d’injustice qui s’ajoute à son irritation contre Roland, qui “abuse vraiment, et s’en tire bien”.
Martial finit par coller une « étiquette » à Roland : il lui attribue des défauts, des traits de personnalités. Or coller une étiquette nous prive d’autres lectures plus contructives. Comme cela nous arrive à tous, Martial subit une situation sans imaginer qu’il contribue peut-être, bien malgré lui, à l’alimenter.
Regardons ça de plus près (enfin, non de haut !)
Comment ça tourne entre eux ?
Martial se plaint de Roland, dessinons le comportement de Roland qui dérange Martial :
Si on le questionne, Martial va détailler ce que fait Roland, avec lui-même et avec d’autres. Et nous allons nous retrouver avec un bouquet de flèches qui partent de Roland :
Vu comme ça, cela donne l’impression que c’est Roland qui mène la danse, avec les pleins pouvoirs sur la situation.
Est-ce juste ?
Peut-être. Dans certaines situations, quoi que l’on fasse, il semble que le comportement gênant perdure. Mais avant d’arriver à cette sombre conclusion, cela vaut toujours la peine de dessiner les flèches qui manquent sur le schéma, et en premier celles qui partent de Martial puisque c’est lui qui voudrait voir cet équilibre changer.
Avec la systémique…
La question est : que fait Martial quand Roland ne fait pas sa part et se repose sur lui ? Et est-ce que ce qu’il fait a tendance à réduire le problème ou à l’aggraver ?
Réponses :
- Martial fournit la plupart du temps à Roland les informations qu’il a manquées (réunions), lui prodiguant avec un agacement non dissimulé un briefing complet (car Martial aime les choses bien faites)
- Quand Roland ne fait pas sa part sur un travail en commun, Martial avance sans lui et travaille pour deux – ce qu’il fait très bien car il maîtrise son métier et va vite.
Au final, un échantillon représentatif des interactions entre Martial et Roland laisse apparaître que Martial compense le manque de travail de Roland.
Deux remarques :
- Dans la vraie vie, nos actions ne vont pas toutes dans le même sens. Par exemple Martial dit parfois non à Roland, ou lui demande de faire son job. Mais nous considérons ici la RESULTANTE qui se dégage de l’ensemble de ce que fait Martial avec Roland : chaque fois qu’il l’informe de ce qu’il s’est dit en réunion ou qu’il fait un travail à sa place, nous pouvons dire qu’il compense.
- Savoir si ce que l’on fait fonctionne (si cela améliore la situation comme nous le voulons), c’est plus facile à voir avec la mécanique physique (un levier, un robinet) qu’avec les relations humaines plus complexes et qui se jouent dans un temps plus long.
Mais pourquoi, me direz-vous, Martial compense-t-il ainsi le manque d’investissement de Roland, alors même qu’il trouve injuste que Roland s’en tire à bon compte ?
Qui compense, dispense
Agacé mais tiraillé, Martial finit par compenser à chaque fois car il est souple et s’adapte facilement aux situations, et surtout parce qu’à ses yeux il n’a pas le choix : si Roland n’a pas les infos, il ne pourra pas avancer sur ses projets, ce qui aura des répercussions sur ceux de le travail de Martial qui est lié. Quant aux projets communs, Martial les fait avancer seul par peur qu’ils ne prennent du retard.
La manque d’investissement de Roland est donc parfaitement compensé par la conscience professionnelle de Martial, et cela pourrait très bien fonctionner pour eux deux… sauf que Martial n’est plus d’accord. Il voudrait aujourd’hui renégocier, en quelque sorte, les positions qui ont été prises par chacun, et modifier l’équilibre qui s’est installé.
Or, comme les autres collègues de l’équipe compensent aussi les manques de Roland et que le N+1 n’y voit que du feu, tout est fait pour que l’équilibre perdure – un équilibre très confortable pour Roland, finalement.
Boucler les boucles
La systémique en entreprise propose de regarder les situations professionnelles sous formes de boucles en considérant que tous les acteurs concernés par la situation, ont leur influence sur elle – et ce, même quand ils sont passifs !
Voici le schéma d’ensemble. En bleu, les comportements de Roland qui posent problème à Martial. En rouge, les comportements en réponse, de l’équipe et de Martial, qui sont de nature à alimenter les flèches bleues indésirables : plus Martial et les collègues compensent, plus Roland risque de continuer à se reposer sur eux.
Avec un peu de pratique en systémique, on apprend à voir ces fameuses flèches presque en superposition sur la situation, une sorte de réalité augmentée !
Qui veut le changement ?
Martial aimerait que ça change, il voudrait que Roland fasse sa part du travail, pour plus d’équité dans l’équipe.
A ce stade, il espère que Roland va s’auto-réguler. Qui sait, il va peut-être se rendre compte qu’il abuse ? Et Martial nourrit le secret espoir que leur manager se rende compte du problème et intervienne. Seulement, pour le moment, aucun signe de changement en ce sens. De plus, Martial n’a jamais exprimé son mécontentement auprès du chef.
Martial n’est pas “responsable du problème” mais fait partie de la solution, comme ses collègues. Ici c’est lui qui se plaint le plus de la situation et a l’énergie de la faire changer. C’est donc avec lui que nous travaillons en tant que coach.
L’aide du coach systémique
Le travail du coach systémique et stratégique est simple :
- aider la personne qui souhaite le changement
- à se voir au centre des boucles
- pour identifier son influence sur la situation
- et s’ajuster pour “peser” dans le sens qui lui convient.
Avec Martial cela donne :
1. comprendre en quoi il compense le manque d’investissement de Roland. Et de là, le dispense d’en faire plus,
2. et à partir de là, mettre en place une nouvelle donne en cessant d’aggraver ce déséquilibre. Par exemple en laissant Roland assumer ses choix.
– cela ne garantit pas que le système se reconfigure exactement comme Martial le souhaite. Mais au moins Martial gagnera-t-il en confort.
– arrêter de compenser le travail de Roland comporte des risques (retard dans les projets collectifs) et il conviendra de les gérer au mieux.
Conclusion : les 2 faces de la co-responsabilité !
Regarder une situation avec la systémique, sous la forme de boucles, a une conséquence non négligeable : si nous sommes dans la boucle, nous sommes co-responsable de la situation, co-responsable aussi du comportement de l’autre.
Deux citations en ce sens :
“A man can’t ride you unless your back is bent.” Martin Luther King Jr.
(“Personne ne peut vous monter sur le dos (= vous soumettre), si vous ne courbez pas l’échine.”)
« Personne ne peut vous faire sentir inférieur sans votre consentement. »
Eleanor Roosevelt
Ce n’est pas toujours une perspective agréable à considérer. Car il peut être plus confortable de rejeter la faute sur l’autre ou l’environnement. Se sentir responsable a un prix.
Mais le pouvoir que cela nous redonne sur la situation n’en vaut-il pas la chandelle ?
Prolongez votre lecture ici :
> Un article qui plairait à Martial : Qui compense dispense : au rappel
> Pour intervenir sur une situation conflictuelle, l’historique compte finalement assez peu
Vous souhaitez découvrir cette approche ?
Le livre Essaye encore ! et nos ateliers sont là !
>> le livre Essaye encore , déjouer les pièges relationnels au travail, de Karine Aubry et Estelle Boutan, Enrick B. Editions, 2017, 2020
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Illustration : d’après un dessin de Benoît DE HAAS (cc)
4 Commentaires
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ba0ynd
Toujours aussi didactique et presente, Karine ! Bravo … Au plaisir de te revoir. Alain MANOUKIAN
Bonjour Karine,
Merci pour ce billet. So real :-)
Et en commentaires, je rajouterais à ta phrase »(…) tous les acteurs concernés par la situation ont leur influence sur elle – et ce, même quand ils sont passifs ! ». La passivité est une action, un choix que les acteurs font et qui a autant d’importance que s’ils posaient un geste autre. C’est souvent ce choix d’être passif qui est difficile à « voir » par ceux qui font ce choix !
Martin
Bonjour Martin, merci de ton commentaire, c’est très juste : la passivité ou l’inaction peut avoir autant d’effet contre-productif qu’une action, tout en étant moins repérable. A nous, qui accompagnons, d’éclairer cette zone plus obscure du tableau.
L’effet de l’inaction est précisément le thème de mon prochain article (!) dans la série Changer de position pour changer d’équilibre, après les 2 premiers :
1 – au rappel (quand on compense)
https://kolibricoaching.com/le-changement/changer-position-changer-equilibre-1-au-rappel/
2 – le bras de fer (quand on lutte activement contre)
https://kolibricoaching.com/le-changement/changer-de-position-pour-changer-equilibre-2-le-bras-de-fer/
Le 3e sera autour de l’idée que « Qui ne dit mot, consent. »
Nous aurons sûrement l’occasion d’échanger sur le sujet ;)