Pour vous simplifier la vie, dame Nature a créé le seuil et l’effet de seuil; au passage d’un seuil, quelque chose change. Parce qu’il est nécessaire de pouvoir réagir parfois et laisser faire souvent, nous pouvons nous appuyer sur des seuils et ne réagir qu’à leur passage. Encore faut-il les connaître ou les fixer, et ensuite réussir à déclencher la réaction souhaitée, ce qui n’est pas toujours facile !
La nature est bien faite et elle réagit à des seuils. Le printemps commence quand le jour a suffisamment rallongé, vous retirez votre main quand la température devient trop élevée, le fou de bassan plonge quand le banc de poissons est remonté assez près de la surface.
Des seuils pour (nous) réguler
Cycles et maintien de l’équilibre : notre société aussi a mis en place des seuils.
La vitesse maximale autorisée est de 130 km/h sur autoroute,
vous percevez une indemnité X quand vous êtes sous le seuil Y,
ou la circulation alternée s’active dès qu’un seuil de pollution est atteint.
Ces seuils de détection ou d’alerte, seuils sociaux, seuils critiques etc., permettent de prévoir des réactions adaptées, c’est-à-dire de réguler.
Seulement, dès qu’il s’agit de relations humaines, tout n’est pas automatique.
Parfois, il manque un effet de seuil, comme dans la fable de la grenouille qui chauffe lentement dans la casserole, et s’habitue progressivement à ce qui devient bouillant – phénomène d’habituation.
Parfois nous repoussons le seuil, par peur d’affronter la régulation nécessaire au passage du seuil. « Ne m’obligez pas à me fâcher ! », dit le père qui prie pour que ses enfants ne franchissent pas la limite qui lui demandera d’intervenir.
Comme la grenouille dans sa casserole
Sarah angoisse. Dans son travail elle se sent de plus en plus mal ; ce qu’elle fait lui plaît, elle y est compétente, mais c’est plutôt l’ambiance de travail qui lui pèse. Question après question, elle exprime plus précisément la source de son angoisse : elle a l’impression que son manager ne peut pas la supporter. Pourtant elle fait tout pour lui être agréable : elle s’arrange pour ne pas lui prendre trop de temps quand elle va lui demander quelque chose, elle lui facilite les choses en présentant des documents impeccables, elle se montre volontaire et patiente, elle l’écoute et prend en compte ses demandes.
Malgré ses efforts, elle a l’impression que son manager lui parle de plus en plus mal. Quand je demande à Sarah de me donner des exemples, je ne peux réprimer des froncements de sourcils (effet de seuil, probablement !) : “pas possible d’être aussi empotée”, “vous êtes cruche, mais alors…”, “c’est quand, votre retraite, déjà ?”, voilà la musique désormais presque quotidienne, que Sarah doit entendre de son manager quand elle va le voir. Ce qu’elle fait de moins en moins, car elle l’évite autant que possible ; et alors, il la convoque en lui demandant si elle s’est perdue dans les couloirs.
Au-delà des limites, plus de limite
La situation de Sarah pourrait être résumée ainsi : quand plusieurs limites ont été dépassées, il n’y a plus de limite. Pourquoi son manager ne l’insulte-t-il pas, au point où il en est ? Quant à Sarah, pourquoi n’accepterait-elle pas d’être insultée, au point où elle en est ?
Ne l’est-elle pas déjà ? Combien de gouttes d’eau ont déjà fait déborder le vase, de sorte que cela devient presque normal qu’il déborde ? Un peu plus un peu moins, finalement…
La colère que vous pouvez ressentir dans ces mots, c’est la même colère qui manque à Sarah pour réagir, et qui lui a manqué à chaque passage de seuil. A-t-elle senti ces seuils ? Peut-être. Y a-t-elle prêté suffisamment attention ? C’est moins sûr. Sarah me confie qu’elle s’est souvent dit “ce n’est plus possible”, mais qu’à chaque fois elle a essayé de positiver et de se dire que ça s’arrangerait. Elle a cherché comment “ne plus mériter ce traitement”, persuadée qu’elle y est pour quelque chose.
Identifier son seuil de tolérance
Pour Sarah une difficulté a été d’identifier son seuil de tolérance à l’irrespect. Elle ressentait bien un peu de colère mais l’étouffait rapidement, ce qui revenait à couper le son d’un signal d’alerte. La situation s’est donc aggravée : le manager que rien n’arrêtait dans son élan, est devenu de plus en plus agressif avec Sarah. Elle a dû travailler à l’identification de son seuil de tolérance en matière de respect d’elle-même, et à des stratégies de réponse quand le comportement de l’autre approchait ce seuil.
Parfois, nous identifions notre seuil de tolérance, mais ne parvenons pas à réagir comme nous l’aurions voulu. “Je compte jusqu’à 3, et après…”, ça vous rappelle quelque chose ?
La prochaine fois que…
Alban est bien décidé : la prochaine fois que Frédéric ne le met pas en copie d’un message important sur le projet dont il est responsable, il ira le voir pour lui dire qu’il faut que ça change. Il s’imagine bien en train de se lever de son poste après une grande inspiration, de traverser le couloir et d’aborder Frédéric d’un ton ferme : “tu dois absolument me mettre en copie des échanges sur le projet DELTA ! Je suis responsable coordination, je dois être dans la boucle de tout !”
17h15. Dans la messagerie d’Alban, un message retransmis par un manager, “pour info”. C’est un email de Frédéric, qui une fois encore a “oublié” de mettre Alban en copie d’un message sur le projet DELTA. Une fois de plus, une fois de trop. Le nième seuil est franchi (trop c’est trop). Alban est excédé. Seulement, une force invisible le colle sur sa chaise, une voix ferme résonne entre ses oreilles “c’est la dernière fois que ça se passe comme ça. Il a peut-être envoyé son message trop vite. Mais prochaine fois je ne laisse pas passer.”
Alban joue à “la prochaine fois, je réagis”, un jeu aussi appelé “c’est la dernière fois” (bien connu des parents). Un jeu qui peut durer longtemps car entre cette décision de principe et le passage à l’action, la peur vient creuser un fossé. Un fossé fait de patience, de procrastination, de minimisation, de tolérance. Est-ce une réaction adaptée ? C’est à Alban de le dire, peut-être qu’il lui coûte moins cher de tolérer ce comportement de Frédéric, que d’assumer la conséquence d’aller recadrer celui-ci. A Alban d’explorer vraiment les risques à intervenir, et les conséquences (négatives mais aussi positives) du laisser-faire.
Du seuil à la réaction
Ainsi, même quand nous avons identifié notre seuil, nous avons encore un chemin à parcourir pour réagir à ce seuil : pour enfin mettre son peignoir et monter demander aux voisins de baisser la musique ; pour arriver à dire à ce manager que non, il ne peut pas nous parler sur ce ton, tout n’est pas permis en entreprise il y a un respect minimal nom d’un petit bonhomme ; ou bien, enfin attraper Frédéric dans un coin et lui demander quel est son problème à ne pas vous mettre en copie alors qu’il sait très bien que c’est indispensable, hm ? ; pour mettre les choses au point, un point sur un i, taper du poing sur la table, dire stop.
Tolérance et adaptation sont des qualités tant qu’elles restent sous le seuil écologique pour celui qui les possède, après commence la sur-adaptation, source potentielle de souffrance et d’alimentation de la source de souffrance ! Burn-out, épuisement, harcèlement, explosion ou conflits larvés… les risques sont nombreux dès que nous laissons franchir certains seuils personnels sans mettre en place la réaction adéquate. D’autant plus qu’il est souvent plus facile de réguler sans attendre que l’écart soit trop grand !
Et vous ?
- Quelle situation tolérez-vous aujourd’hui ?
- Votre seuil de tolérance est-il encore loin ? (ah, il est dépassé… ? Quand est-ce que “trop c’est trop », alors ?)
- Avec quelles conséquences ?
Le clin-d’oeil interculturel :
les anglo-saxons disent, pour
« la goutte d’eau qui fait déborder le vase »,
« the straw that breaks the camel’s back »,
c’est-à-dire : le brin de paille (de trop) qui brise le dos du chameau.
2 Commentaires
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Merci Karine pour cet article inspirant et très juste (comme d’hab. ;-) )
Avec les lunettes de l’analyse transactionnelle, cette notion de seuils ressemble à la collection de timbres.
Pour faire court, un timbre est une petite frustration émotionnelle que l’on a ravalée dans une situation donnée. C’est comme si on stockait un ressenti dans un placard à balai. Au fur et à mesure que les ressenti(ments) s’accumulent il arrive un moment où en ouvrant la porte du placard à balai, on se prenne tout sur le coins de la figure. Et souvent, celui qui ouvre le placard en dernier n’est pas forcément le propriétaire du placard. D’où la (mauvaise) surprise pour celui qui l’ouvre pour la première fois.
Pour être concret, quand il y a une disproportion importante entre une situation vécue et une réponse émotionnelle y faisant suite, il y à fort à parier que nous sommes en présence d’une « purge » de la collection de timbres.
Bonjour Christophe, merci de ton partage.
J’ai entendu parler de cette histoire de collection de timbre, pour les férus d’approche stratégique et systémique ça s’appelle une mauvaise régulation (ne pas réguler puis exploser).
J’aime beaucoup ton image du placard à balais, où celui qui reçoit la volée de balais n’est pas forcément celui qui en a mis le plus, ou mis tout court d’ailleurs !
[…] Nous réagissons à certains seuils, dans nos relations interpersonnelles. Parfois il nous manque de sentir le seuil, parfois d'oser réagir comme prévu. […]