Décider c’est risquer

Main signant un contrat, avec un fantôme en transparence, dangerAprès avoir parlé d’aversion au risque, je vous propose un petit tour du côté de la prise de décision. Comment prenons-nous nos décisions ? On dit parfois qu’un bon manager ou un bon leader sait trancher, ce qui suppose une part de risque. Mais comment estimer ce risque ? Décider se fait parfois avec un biais cognitif. Savez-vous par exemple que nous sur-estimons les risques rares et sous-estimons les plus courants ?

Décider. “J’ai décidé (de parler à mon manager de ce qui me chiffonne / de ne plus rester au travail après 20h / de changer de voie…)” Petites ou grandes, mûrement réfléchies ou prises sur un coup de tête, nos décisions sont une manière de clore une question. En effet, décider c’est, étymologiquement, couper, trancher. Exactement ce que fait un DRH quand il choisit un candidat plutôt qu’un autre. Ou vous-même quand vous cliquez sur “envoyer” après 3 relectures d’un email.

Mais s’il s’agissait d’un simple choix, il n’y aurait pas à décider : “risotto ou pizza pour mon déjeuner ?”, vous conviendrez que les conséquences si je me trompe sont limitées.
Quand un choix comporte une part d’inconnue, il devient une “décision”. Et quand cette décision a des enjeux importants, le geste devient moins immédiat. D’où une certaine tension intérieure quand l’agent immobilier vous explique que vous devez décider dans l’heure et après une unique visite, de faire une offre pour cet appartement..

Trancher dans l’inconnu

Décider c’est trancher avec une part d’inconnu, trancher sans avoir 100% des éléments, notamment ceux qui relèvent de l’avenir. Sans boule de cristal, il faut bien se lancer dans un chemin ou un autre. Ce qui comporte toujours une part de risque !

Adrien et Stéphane ont créé leur start-up il y a quelques mois et pour développer leur produit, une application mobile. Ils ont plusieurs options techniques. Après avoir pesé les pour et les contre, ils doivent trancher, et ce n’est pas simple : s’ils se trompent, ils pourraient rencontrer des problèmes de compatibilité de leur application avec certains terminaux. Ou être limités dans l’évolution de leur produit. Leur directeur technique parle de “choix d’architecture”, il s’agit plus exactement de “décisions d’architecture”, structurantes, impliquantes, et donc risquées. Ce risque d’une mauvaise décision fait partie de la vie d’un entrepreneur (et de la vie tout court !) et Adrien et Stéphane l’acceptent… Et le prennent en compte en prévoyant des plan B et C en cas de mauvais embranchement.
Quand nous avons envoyé notre manuscrit final d’Essaye encore ! à notre éditeur avec Estelle Boutan, nous n’étions pas sûres à 100% qu’il ne comportait pas d’oubli, d’erreurs. Ni que nos cas étaient suffisamment clairement exposés. Les réponses à ces questions sont venues… après publication ! Et heureusement, elles étaient positives.

Le rapport que nous entretenons à la décision est très personnel et varie selon le contexte.
Il se nourrit aussi de notre facilité ou non à trancher.
Avons-nous tendance à douter souvent, à imaginer le pire et à attendre plus de certitude avant de décider?
Ou bien cherchons-nous à prendre la “bonne décision”, mais pour nous le garantir il faudrait connaître à l’avance le résultat qu’elle donnera…
Nous entrons parfois dans un cercle vicieux que la prise de décision effective et imparfaite peut suffire à enrayer : plus nous décidons, plus nous renforçons notre capacité à rebondir si cela ne se passe pas comme souhaité, et à décider de nouveau. Personnellement je m’enjoins régulièrement à prendre une décision « suffisamment bonne » ;) et ça m’aide à trancher ! 

Estimer le risque : émotion et raisonnement

Quand nous tranchons ainsi dans l’inconnu, qu’est-ce qui nous guide ? Emotions et raison sont mêlées dans nos décisions.

Dans sa courte et percutante conférence TedX, Karen Thompson Walker compare la perception du risque à une histoire que nous écoutons. Elle nous invite à l’écouter avec à la fois notre sensibilité artistique (se laisser toucher émotionnellement par les images) et notre part plus “scientifique”, qui s’attache aux faits et aux données. Elle cite la terrible histoire du baleinier Essex. La connaissez-vous ?

C’est une histoire qui a inspiré Herman Melville pour son roman Moby Dick. Naufragé en 1920, l’équipage de l’Essex s’est trompé de risque. Répartis sur trois chaloupes en plein océan, à 1 500 kms de la première terre, les marins avaient peu d’options :
– viser les Marquises à 2000 km, mais la rumeur disait qu’elles étaient peuplées de cannibales
– tenter de gagner Hawaii, avec un fort risque de tempêtes violentes en cette saison
– l’option la plus hasardeuse, aller chercher à 2500 km au sud des vents favorables pour rejoindre les côtes sud-américaines, mais leurs provisions d’eau et nourriture seraient alors épuisées depuis longtemps
Après délibération, les naufragés ont choisi la 3e option, prenant la route la plus longue. Après deux mois de navigation, leurs réserves étaient épuisés et la fin du récit par Nathaniel Philbrick glace les sangs : la moitié de l’équipage a fini par périr, et les survivants ont eu recours… au cannibalisme.

Pour Karen Thompson Walker, ces marins ont écouté l’histoire la plus effrayante parmi ces options, et ont fui un danger plus frappant que les autres… sans être pour autant plus réel ni plus grave.

Du risque à la sécurité… réelle ou perçue ?

Bruce Schneier, expert en sécurité informatique et conférencier, nous invite aussi à nous méfier de nos biais cognitifs en matière de perception de la sécurité.

Dans sa conférence “The Security Mirage”, il nous explique ceci :

  • la sécurité est toujours un compromis (plus de sécurité peut vouloir dire plus de dépense, de temps, moins de performance etc.)
  • la question est donc “est-ce que cela vaut la peine de s’offrir ce niveau de sécurité” ? (pensons aux niveaux de couverture des assurances)
  • sécurité réelle et la perception de sécurité sont bien différentes
  • des biais cognitifs nous jouent des tours dans notre capacité à estimer les risques

Voici selon Bruce Schneier les 4 principaux biais cognitifs liés à la sécurité, qui reviennent selon lui dans toutes les études sur la gestion de la sécurité :

1. Nous tendons à surestimer la probabilité des risques spectaculaires ou rares, et à minimiser les risques courants (ex : peur de l’avion plus que peur de la voiture)
Ce biais est aggravé par le fait que les media mettent fortement en avant des événements rares (crash aérien, attentat, braquage de boutique de luxe etc.)

2. L’inconnu nous semble plus risqué que le familier
ex : la peur de l’enlèvement par un inconnu alors que selon les statistiques les enlèvements les plus courants sont réalisés par un proche de la victime

3. Les risques personnifiés nous semblent plus grands que les risques anonymes
ex : Isis est plus effrayante qu’une organisation terroriste anonyme

4. Nous sous-estimons les risques dans les situations où nous avons le contrôle, et sur-estimons les risques dans celles où nous n’avons pas de contrôle
ex : le manager qui craint davantage une erreur de la part de ses collaborateurs que de la sienne ; le conducteur qui craint davantage les autres automobilistes que sa propre conduite

Plusieurs de ces biais pourraient avoir coloré la décision de l’équipage de l’Essex !
Qu’en pensez-vous ?

Et vous ?

  • Comment prenez-vous vos décisions au travail et dans votre vie ?
  • Pensez à une situation dans laquelle vous avez une décision à prendre : dans le contexte qui est le vôtre, quelle part de risque est acceptable pour vous ?
  • Comment faites-vous pour estimer ce risque, sur quoi vous basez-vous ?

Liens :
conférence TED de Karen Thompson Walker
conférence TED de Bruce Schneier, the Security mirage
article sur la prise de décision et le rôle des émotions

photo : Andreas Breitling de Pixabay

2 Commentaires

  1. Excellent article Karine :-)

    Les prises de décisions font partie des sujets qui m’interpellent depuis longtemps.
    Sur le sujet, un excellent livre écrit par deux consoeurs est disponible : Faire les bons choix de de Maryvonne Lorenzen et Anna Gallotti. La prise de décision est décortiquée sous tous les angles. Cela nous amène à avoir une jolie vue globale du sujet. Je recommande.

    Et un petit billet commis par mes soins il y a quelques temps sur mon blog : « Lettre à toi qui hésite à prendre une décision » : https://www.leblogdesrapportshumains.fr/prendre-une-decision/

    Merci encore pour tes éclairages sur le sujet.
    A bientôt
    Christophe

      • Karine sur 21 mars 2019 à 12 h 40 min
      • Répondre

      Merci Christophe pour ces compléments fort intéressants ! Je ne connaissais pas ce livre, je vais y jeter un oeil curieux.
      A bientôt

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