Il nous arrive à tous de nous entêter dans une solution pour des questions de principe. “Ce n’est pas à moi de lui dire.” “C’est à la hiérarchie de prendre ses responsabilités.” “Il n’y a pas de raison que ce soit moi qui…” “Un jeune homme de 20 ans devrait être autonome, qu’il se débrouille.” Ces principes qui guident nos actions, peuvent bien sûr nous amener à des réactions adaptées et des solutions qui fonctionnent. Mais il est amusant d’observer comment nous nous privons parfois d’une solution simple. Uniquement parce qu’elle n’entre pas dans notre définition du Monde Tel Qu’il Devrait Etre.
Mon manager doit me faire progresser
Ainsi Halima, qui voudrait évoluer dans son poste mais se heurte à un obstacle : son manager, débordé par la part opérationnelle de son travail, n’a pas le temps de se préoccuper de ses 16 collaborateurs. Et encore moins de penser à leurs évolutions de carrière.
Halima vient de passer avec lui son entretien annuel. Comme d’habitude, elle en ressort déçue : de vagues objectifs, une proposition de formation qui ne l’intéresse pas. “Il gagne du temps”, s’agace-t-elle. Aucune perspective d’évolution de carrière !
Elle dit avoir tout essayé avec lui. L’échange informel autour d’un café. Le message écrit formalisant ses aspirations. Jusqu’à une vraie plaidoirie en entretien annuel. “Il doit entendre mon besoin de progresser et m’aider à faire évoluer mon poste !” clame Halima comme si elle répétait un paragraphe de son contrat.
Et pour elle, c’est presque ça : un manager doit accompagner ses collaborateurs à progresser quand ils le demandent. Cette logique implacable conduit la jeune femme à essayer cent versions de la même solution qui ne fonctionne pas. Et à se sentir de plus en plus en colère.
Nous lui demandons ce qu’elle ferait si elle avait la certitude que ce manager ne répondrait jamais à son besoin d’évolution. Elle hausse les épaules : “Alors j’irai voir mon N+2, tant pis. Ou je travaillerais mon réseau interne pour trouver des pistes d’évolution de métier.”
La solution est pour Halima à portée de main… dès qu’elle s’autorise à imaginer un plan B non prévu à son scénario.
Quand nos principes nous empêchent de nous adapter
Elle me fait penser à une automobiliste qui serait arrêté à un feu rouge depuis vingt minutes et continuerait à attendre. Pour elle, on ne passe pas un feu rouge. Même quand il est en panne et que le bon sens voudrait qu’on le considère alors comme un Stop : vérifier que la voie est libre, avancer prudemment, passer le feu inopérant. Halima pourrait attendre jusqu’à la nuit tombée, jusqu’au lendemain pourquoi pas, tant que le principe ou la règle prévalent pour elle sur le contexte.
Au feu rouge infini, Halima n’est pas seule.
« Ce n’est pas à moi de… »
Il y a aussi Damien qui n’arrive pas à se défaire de son association avec son frère (ils ont créé une entreprise) alors que tous deux le souhaitent. Ce qui bloque ? Damien dit que c’est à son frère de s’occuper des tracas administratifs liés à cette séparation, puisque c’est son frère qui a décidé de partir. Il n’en démord pas, et attend. En vain : son frère ne voit pas d’urgence à formaliser la séparation maintenant qu’il ne travaille plus dans l’entreprise. Alors il ne fait rien dans ce sens. Et Damien bouillonne, tout en répétant “Je ne m’en occuperai pas, c’est à lui de faire !”
« On partage tout à 50-50 »
Il y a aussi Sten et Joséphine. Lui est auteur de bandes dessinées sans le sou, elle est cadre dans l’industrie cosmétique, gagnant bien sa vie. Ils habitent ensemble, ils aspirent à des projets, à des voyages, mais ne se les autorisent pas. Car dans leur vision du monde, tout doit être partagé à parts égales entre l’homme et la femme. Joséphine ne peut donc payer pour deux ce séjour à la Réunion qui les fait rêver. Ni financer en grande partie le loyer d’un deux-pièces, car Sten doit contribuer pour moitié. Alors ils restent dans leur studio de 18 m2. Pas vraiment malheureux, mais limités dans la réalisation de leurs souhaits. Les disputes se multiplient, Joséphine en veut à Sten de ne pas gagner davantage, Sten en veut à Joséphine de lui souffler des rêves qu’ils ne peuvent s’offrir. Enfin, sauf s’ils changeaient la règle du jeu… mais non, c’est impensable !
Au feu rouge depuis un moment, il y a aussi des centaines de milliers de personnes qui attendent d’élire un chef d’Etat pour résoudre des difficultés qu’elles vivent au quotidien…. parce que c’est au gouvernement de s’en occuper. Quand bien même chacun pourrait, sans attendre, améliorer certains aspects de sa vie (et de son environnement) pour lesquels il préfère attendre le Messie. Il s’agit ici de la vision du monde de l’auteure bien entendu ;)
La voie du pragmatisme
Ces situations nous parlent d’un entêtement à vouloir vivre comme dans le manuel que nous nous sommes constitué. Par héritage familial, éducation, expériences… Elles sont emblématiques de ce moment où le feu rouge reste rouge. Et que nous attendons, toujours, qu’il change. Que le monde (ou les autres) change, et devienne ou redevienne comme nous voudrions qu’il soit.
Quand nous sommes au feu rouge de nos principes, quand suivre coûte que coûte la théorie nous mène à une solution absurde, le pragmatisme nous indique une voie de résolution ou du moins d’adaptation.
N’est-ce pas ce qu’a fait Salomon dans son célèbre jugement* ?
Deux femmes avaient accouché d’un enfant dans la nuit, mais l’un des deux était mort étouffé. Les deux mères se disputaient l’enfant restant. Le Roi Salomon dit alors :
«Coupez en deux l’enfant qui est en vie et donnez-en la moitié à chacune.» Alors la femme dont le fils était vivant fut remplie de compassion pour son fils. Et elle dit au roi : «Ah! Mon seigneur, donnez-lui l’enfant qui est en vie, ne le faites pas mourir.» Mais l’autre répliqua : «Il ne sera ni à moi ni à toi. Coupez-le!» Prenant la parole, le roi dit alors: «Donnez l’enfant qui est en vie à la première femme, ne le faites pas mourir. C’est elle qui est sa mère.»
Un jugement stratégique bien sûr, un stratagème salvateur certes. Mais notre propos ici est de souligner l’approche pragmatique permettant de « trancher » sans trancher ! Appliquer coûte que coûte un principe d’équité eût ici coûté la vie d’un bébé. Le dira-t-on jamais assez ? Il est essentiel de savoir s’adapter au contexte !
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* La Bible, Livre des Rois
3 Commentaires
Je suis pratiquement dans cette situation;bientot 10 ans de service mais pas d’evolution de carriere;un plan B s’impose…et oui sinon le eu rouge me prnd en otage:
merci encore pour cette opportunité
Excellent article : comme d’hab ;-)
Quoique concernant le jugement de Salomon, mon interprétation est différente : il ne s’agissait pas d’appliquer un principe d’équité, mais plutôt de faire sortir le loup du bois et de montrer le vrai visage de chacune : c’était un pari fort risqué, je le conçois. Mais en agissant ainsi et en poussant chacune dans ses retranchements, il a réussi à faire prévaloir plus que le principe d’équité : celui de justice !
Bien à vous,
Merci Gloria !
Je suis bien d’accord avec vous au sujet du jugement de Salomon, et de son sens principal qui est le stratagème employé pour identifier la vraie mère de l’enfant et rendre justice. C’est ce que j’ai voulu dire par stratégie et stratagème – mais qui n’était pas clair j’en conviens – tout en utilisant cette histoire pour illustrer l’absurdité à laquelle peut mener l’application pure et dure d’un principe (ici de départager deux mères quand on n’a aucun moyen de savoir laquelle est la vraie).
Il y aurait sûrement une meilleure image ou histoire pour montrer cette absurdité. Si elle vous vient, ou aux lecteurs de cet article, je suis preneuse ;)