Théorie de l’extensio et management (1)

Pyramide du Louvre à ParisRégulièrement sur ce blog, un auteur ou expert vient échanger dans une « Conversation sur une branche ». Cette semaine, c’est Eugène Michel, homme de lettres et de sciences, qui nous apporte sa théorie de l’extensio. Nous verrons ensemble dans plusieurs conversations comment le management peut tirer profit des concepts d’inventus et d’habitus, et comment le coach peut utiliser l’extensio dans l’accompagnement du manager.

– K : Bonjour Eugène Michel, vous êtes un scientifique littéraire, ce qui en soi m’intéresse déjà. Vous avez créé une théorie que vous appelez « théorie de l’extensio » qui semble assez cohérente. Si j’ai bien compris l’extensio c’est une théorie du développement du vivant, qui montre que le vivant a besoin d’étendre son champ relationnel pour diversifier les sources qui comblent ses besoins. Le moteur de cet extensio, c’est ce que vous nommez « inventus », notre partie novatrice ; elle travaille de concert avec l’ « habitus », notre part duplicative, qui reproduit la même chose. On sait que la créativité et l’innovation sont indispensables dans l’entreprise, et j’ai le sentiment que votre théorie explique vraiment pourquoi.

– EM : C’est la sélection par l’évolution qui, dès l’émergence de la vie, provoque l’extensio. La vie, c’est la reproduction. Or, contrairement à l’idée habituelle, la reproduction à l’identique est impossible. C’est le contraire qui est la règle : la reproduction produit toujours des différences. Celles-ci s’écartent plus ou moins du modèle. Le modèle, c’est l’habitus ; l’écart, c’est l’inventus. Dans ces inévitables différences, les individus qui obtiennent mieux leurs apports, ce qui inclut les plus stables, vont mieux se reproduire. On va ainsi globalement vers une complexification.

– K : D’accord pour le développement du vivant, mais pourquoi l’innovation et la créativité sont-elles indispensables en entreprise ?

– EM : L’entreprise est une émanation des êtres vivants. En toute logique, on peut déduire qu’elle fonctionne avec les mêmes principes.

– K : L’entreprise se reproduit avec de l’inventus ?

– EM : Oui. Et quand elle naît, elle grandit aussi avec l’inventus. De sorte que son principe de fonctionnement est l’extensio. Jusque-là rien de très original : tout manager est convaincu que l’entreprise doit grandir ou mourir.

– K : Oui, ce qui donne du pain sur la planche aux coachs ! Justement dites-moi comment je pourrais utiliser votre théorie pour aider les managers dans leur tâche ?

– EM : Vous pouvez partir des concepts d’habitus et d’inventus, en vérifiant que l’équilibre entre les deux est harmonieux. Les managers que vous accompagnez ont-ils une vision claire de l’équilibre habitus / inventus qu’ils souhaitent insuffler à leur entreprise ? Vous serez surprise : la plupart du temps vous découvrirez un conflit entre inventus et habitus. En France, je pense que c’est très mal géré dans l’entreprise.

– K : Il me semble que l’habitus est souvent rejeté au profit d’un inventus à tout prix. Une injonction d’innovation touche tous les domaines dans le management : innovez dans les offres et produits bien sûr, mais aussi innovez dans les méthodes managériales, l’organisation, la manière de travailler ensemble, innovez tous les jours en toute chose. Mais peut-on vivre à ce point dans l’inventus sans habitus ? Ou avons-nous besoin au contraire d’un habitus d’autant plus construit et solide que l’inventus est dynamique ?

– EM : L’excès d’habitus d’une façon durable, c’est la mort programmée de l’entreprise. Elle va se faire croquer toute crue ! L’excès d’inventus d’une façon perpétuelle, c’est, un jour ou l’autre, sa désintégration en plein vol ! Bien sûr, il ne s’agit pas d’être modéré en tout, ce qui sera une autre catastrophe, mais de bien identifier les excès en habitus et inventus pour les réguler au bon moment.

– K : Guide de survie au milieu des addicts à l’inventus et des incurables de l’habitus… D’après vous, comment le manager peut-il déterminer s’il oriente son entreprise vers un équilibre dynamique habitus / inventus ?

– EM : Souvent, l’innovation en interne est faible, et l’innovation en externe est réservée à un service spécialisé et au staff. Graves erreurs au regard de la théorie de l’extensio. Chaque employé, chaque structure, chaque produit ne peut s’épanouir que dans un dynamisme habitus / inventus. Le manager donne alors du sens à son entreprise : participer à l’extensio de tout le monde et à elle-même. Le manager doit même être vigilant à l’extensio de ses sous-traitants. Il n’y a que ses concurrents qu’il ne doit pas aider ! L’attitude d’inventus doit être relativement tenue secrète. Je dis relativement car si l’on est trop discret comment attirer les individus brillants, ceux qui sont justement dans une excellente dynamique habitus / inventus ? A l’inverse, l’habitus de l’entreprise est son image de marque, sa « culture d’entreprise », c’est ce qui donne la fierté d’appartenance des employés. Cet habitus doit être solide, stable, mais il évolue par l’inventus.

– K : Il me semble que l’innovation interne n’est pas si faible. Je vois des entreprises évoluer souvent et brutalement dans leur organisation. Du moins est-ce l’intention et la tentative : l’habitus résiste de son côté, et le changement n’advient pas aussi vite que désiré (ce qui, au fait, sert aussi de garde-fou pour éviter l’excès d’inventus et la désintégration dont vous parlez). Je comprends le rôle que joue l’inventus pour l’entreprise dans son attractivité vis-à-vis des clients (marque) et candidats (marque employeur). Pour vous, c’est le rôle du manager de donner cette dynamique d’inventus dans l’habitus, donc d’extensio. C’est une belle charge ! Comment peut-il s’y prendre ? Il me semble qu’il y a 3 axes :
1) savoir initier et impulser l’inventus dans son équipe et dans l’organisation
2) faciliter l’inventus chez chacun de ses collaborateurs : cela m’évoque une attitude de « manager-coach », qui cherche le développement de son collaborateur
– 3) être lui-même, comme manager et comme personne, un modèle d’inventus – congruent avec ce qu’il promeut – et se détacher pour cela des modèles existants.

– EM : Excellente synthèse ! Mais attention : vos trois points sont aussi à décliner pour l’habitus !

– K : Oui, pour garder l’équilibre – voilà que moi aussi je pars bille en tête dans l’inventus, merci de me rattraper par la manche. La manière la plus naturelle de développer l’inventus est-elle d’en donner l’impulsion avec force, et de laisser le système rétablir son équilibre comme par balancier ? Exemple : lancer 3 nouveaux produits d’un coup, puis laisser les équipes se familiariser avec ces nouveaux produits pour les maîtriser totalement, avant de lancer encore une nouveauté ?

– EM : Cela me donne l’impression d’un pavé dans la mare ! Sauf si cette manière d’agir est dans l’habitus de l’entreprise. Ou bien s’il y a urgence.

– K : C’est peut-être un peu brusque, en effet ; il semble plus naturel de distiller l’inventus au quotidien. J’ai lu votre article sur les deux volontés. En définitive, le manager doit avoir deux volontés aussi bien pour lui-même que pour son entreprise : la volonté d’habitus et la volonté d’inventus.

– EM : Exactement. Et sans conflits ! On se détend de l’une avec l’autre. Cela génère de l’enthousiasme… sans arrogance. Avec une reconnaissance de chacun.

– K : Quel beau pays que celui où chacun peut apporter sa pâte. L’inventus sans excès est certes stimulant, mais je trouve que vous décrivez l’entreprise comme un possible monde idyllique.

– EM : Les excès, les accélérations sont acceptables, mais pas continûment. Et l’entreprise peut être conviviale. Pourquoi croyez-vous que certains managers sont réellement appréciés et que d’étonnants attachements à l’entreprise se créent ?

– K : Comme dans les entreprises particulièrement innovantes, telles Apple, Google, ou des start-ups à la pointe d’une technologie auxquelles les employés sont très attachés ?

– EM : Pardonnez-moi, mais non, vos deux premiers exemples sont des cas particuliers excessifs. Et une entreprise au long cours ne doit surtout pas se comparer à une start-up. Je penserais plutôt à L’Oréal, ou Gallimard…

– K : Des entreprises où l’inventus est vécu de manière stimulante mais modérée, alors.
Merci, Eugène Michel. Je vous propose que nous consacrions une 2e conversation en allant plus au cœur de votre théorie. La question que je me pose : comment l’extensio se réalise-il concrètement ?

– EM : A bientôt !

* * *

Pour approfondir :
–  An advance in the description of life development: the theory of Extensio – article d’Eugène Michel
–  Theory of Extensio and unity of life – article d’Eugène Michel
– Théorie de l’extensio, dernier ouvrage d’Eugène Michel qui vient de paraître chez Edilivre (septembre 2012)
– et son site d’auteur

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Share via
Copy link
Powered by Social Snap