Alors que Franck Cammas vient de remporter la seconde manche de la Volvo Ocean Race et Loïck Peyron de battre le record du Trophée Jules Verne avec un tour du monde en 45 jours, j’ai envie de vous parler à nouveau de course au large et de navigation – après la série sur le leadership de Sir Ernest Shackleton.
Ecoutons les paroles de leaders marins, grands navigateurs d’aujourd’hui et voyons ce qu’ils peuvent nous apprendre en matière de leadership et de management.
Apprendre à être devant, avec Franck Cammas
Vainqueur de nombreuses courses, Franck Cammas nous dit qu’il n’est pas si facile de faire la course en tête :
« En mer, tu ne sais pas exactement où vont aller tes concurrents : il faut bien prendre des initiatives et ne pas suivre en permanence le groupe. Enfin, si tu veux gagner… »
Franck Cammas, interview au Télégramme – 28.12.11
A l’arrivée de la seconde manche de la Volvo Ocean Race, Cammas a également répété que son équipage et lui-même devraient « s’habituer à être devant » pour les manches suivantes de cette course. Comme si à la lutte pour battre la concurrence succédait une autre lutte, celle pour rester compétitif en étant premier.
En entreprise comme sur l’eau, manquer de visibilité sur ses concurrents et sur leur route n’est pas confortable. Par exemple, une direction qui constate que l’entreprise n’a aucun concurrent en vue sur son segment de marché peut se demander si la concurrence a du retard ou bien si… cette concurrence n’a pas prévu de venir par ici ! Auquel cas le doute peut émerger « avons-nous pris une bonne route? »
Cette situation peut retenir un comité de direction de prendre des initiatives. La position de pionnier s’accompagne de solitude et d’incertitudes, mais aussi de l’opportunité de gagner une avance importante, des parts de marché etc.
Alors apprendre à être devant et à ne suivre aucune route tracée par d’autres, voilà un challenge intéressant pour les entreprises.
Choisir une option et s’y tenir, avec Thomas Coville
Thomas Coville nous parle de l’importance de se tenir à une option que l’on a choisi :
« Certains voient la voile comme un sport, d’autres comme un jeu de stratégie et tactique où la réflexion maîtrise l’action. La conjugaison des deux sans doute mais, dans notre cas, l’importance prise par la route et la stratégie élaborée pour l’établir [est] déséquilibrée.
Assumer une décision, comme s’il s’agissait d’une idée, aller jusqu’au bout coûte que coûte. […] Tout miser sur une idée, une utopie peut-être, mais y croire jusqu’à la fin. Ne jamais lâcher et assumer jusqu’à la dernière minute.
En équipage, tout le monde ne croit plus qu’à cette marche à suivre et chaque action, réglage, manœuvre, n’a qu’un but, servir cette cause. Lutter contre les doutes, garder le meilleur et ne pas changer d’avis comme cette girouette qui tourne en haut du mat sans vent ! »
Thomas Coville dans son journal de bord – 9.11.11
Et de fait, après 7 heures de course au large, Thomas Coville, Franck Cammas et le reste de l’équipage prennent tous leurs concurrents à contre-pied en choisissant « l’option Sud » : ils longent la côte marocaine alors que tous les autres partaient à l’Ouest (voir image d’illustration plus haut). Plus tard cette option s’avère décevante mais l’équipe la tient malgré tout.
En entreprise, les vents et marées peuvent conduire les leaders – dirigeants, managers – à changer de stratégie dès qu’une option paraît risquée.
Exemple : le Directeur de la Stratégie d’une grande entreprise décide en début d’année de concentrer tous les efforts sur un marché en particulier. Trois mois plus tard ce marché se révèle plus difficile que prévu et le directeur change d’option, saisissant l’opportunité d’un marché plus rentable à court terme. Quelques mois plus tard il revient à sa première option. Au final, il n’a obtenu aucun résultat de ses deux premières options, et les équipes opérationnelles ont perdu du temps dans ces revirements.
Dans le choix d’un positionnement, d’une stratégie de développement, d’un mode de production, il peut s’avérer plus pertinent de tester ce choix jusqu’au bout plutôt que d’imprimer des revirements chaque fois qu’un doute se présente. L’option est confortée ou non par l’évaluation à intervalles réguliers (ce que font les marins à chaque nouveau fichier météo), mais c’est une autre histoire qui mériterait un billet dédié !
Tester une stratégie jusqu’au bout suppose de la part du leader, la capacité à tenir sa position dans un choix ferme et assuré. Courir résolument un seul lièvre à la fois avec comme présupposé, le droit à l’erreur !
>> lire : Vive l’erreur ! Feedback & amélioration continue !
Mettre en place des automatismes, par Franck Cammas
Ecoutons Franck Cammas à nouveau, sur l’importance de mettre en place des automatismes pour atteindre une performance :
« En course au large, il est capital d’être sûr de ses manoeuvres, car c’est souvent le moment où l’on casse du matériel. Voilà pourquoi c’était très important pour nous de venir retrouver des automatismes de fonctionnement. Cela permet d’avoir le timing des manoeuvres en tête et de bien identifier les rôles de chacun à bord. »
Franck Cammas, communiqué de presse repris par Adonnante.com
En entreprise, l’efficacité vient en partie de ce que nous ne réinventons pas chaque jour méthodes et process. C’est d’ailleurs un avantage que nous donne notre cerveau en imprimant des habitudes, des automatismes. Pourtant, certaines organisations changent en permanence leurs équipes, leurs méthodes, leur structure. Rien n’est plus huilé, les équipes doivent régulièrement retrouver leurs repères pour repasser de consciemment compétent (en apprentissage) à inconsciemment compétent (habitué et plus efficace).
Essentiels dans un travail d’équipe, les automatismes s’avèrent également précieux pour des dirigeants en levée de fonds, les commerciaux dans leurs rencontres avec des clients etc. : ils libèrent de la disponibilité pour ce qui est imprévu et qui représente un challenge.
Avoir le sens du timing, avec Loïck Peyron
Je ne peux pas ne pas vous reparler du fameux Timing de Loïck Peyron, et son art du timing, car depuis ce choix de reporter son départ, le navigateur a choisi un autre moment plus propice pour tenter de remporter le Trophée Jules Verne… ce qu’il a fait haut la main en battant le record de plus de 3 jours, en 45 jours et 13 heures.
Revoici la vidéo, pour le plaisir :
Prendre sur soi comme un chef, avec Loïck Peyron
Loïck Peyron affronte les difficultés de la course au large avec ses équipiers, pourtant il porte seul ses doutes et cherche à préserver l’équipage :
» J’aime dédramatiser. J’ai la prétention de maîtriser pas mal de paramètres, par mes sensations, mon expérience. Et ce n’est pas parce que les choses deviennent angoissantes, qu’il faut être angoissé soi-même car cela rejaillit sur l’équipage. Gérer cette grosse problématique, d’un gros bateau avec un équipage important, c’est tout l’art du management. J’arrive à gérer ça, en prenant beaucoup sur moi. Je me suis plusieurs fois senti en mode solitaire, constamment à l’écoute de tout ce qui se passait, tout le temps. Je n’en donne pas l’impression mais c’est énormément fatigant. »
Loïck Peyron interviewé par Laurence Schreiner pour Sport24.com le 7 janvier 2012
Les managers d’une entreprise ont à affronter eux aussi les récifs du pilotage d’équipe, et la météo capricieuse de la direction. S’ils répercutent sur l’équipe le moindre de leurs doutes ou états-d’âme, ils risquent d’affecter la confiance ou la motivation des collaborateurs. La solitude est caractéristique des dirigeants et managers, Sir Ernest Shackleton en donnait d’ailleurs un bel exemple [lire Le leadership de Shackleton (1) : solitude du grand chef].
>> Lire aussi : La solitude du dirigeant
et sur Le Gymnase du Management : Solitude du Manager, un prix à payer
Communiquer ses décisions, selon Franck Cammas
A la question « La décision d’une option est-elle collective ? », Franck Cammas répond :
« Tout l’équipage est tenu en permanence au courant de nos décisions pour qu’elles soient prises en charge collectivement. Nous passons beaucoup de temps avec Jean-Luc [NdLR : JL Nelias, tacticien] à expliquer et à argumenter nos options. Mais chacun est dans son rôle parce que les choix stratégiques prennent énormément de temps à la table à cartes. Il faut aussi que l’équipage règle les voiles et manoeuvre… Tout le monde ne peut pas tout faire. C’est donc surtout une question d’explications et de communications que nous effectuons régulièrement. »
Franck Cammas, 28 décembre 2011 [source : Adonnante.com / Welcome OnBoard]
Ce que nous dit Franck Cammas, c’est que l’efficacité passe par un équilibre entre un aspect collectif (dans l’échange autour des décisions, dans la consultation puis l’engagement de chacun à les appliquer) et un aspect individuel quand les chefs prennent une décision seuls. Nous retrouvons là le nécessaire équilibre entre les leaderships participatif et collaboratif d’un côté, et les leaderships directif et chef de file de l’autre.
Une affaire de curseur et d’intelligence de situation qui font partie des compétences clés du manager et du dirigeant… compétences que Franck Cammas a d’ailleurs dû acquérir aussi vite qu’il vogue, car sa Groupama Sailing Team est devenue une PME d’une cinquantaine de personnes comme le souligne la responsable communication de Groupama :
« Depuis son retour de la Route du rhum, Franck a dû prendre en main son équipe qui, sur ce projet, est permanente. Cela se rapproche du management d’entreprise, quelque chose de nouveau pour lui. Il a très vite intégré cette notion. Il a les ressorts pour emmener tout le monde au même endroit . » Frédérique Granado, le Figaro.fr, 26.10.11
A vous ! Questions de coach :
- Que vous inspirent ces paroles de navigateurs ?
- Appliquez-vous un ou plusieurs de ces principes ?
- Vous semblent-ils adaptés à votre entreprise, à votre contexte de travail ?
- Que pouvez-vous en apprendre ?
7 Commentaires
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J’ai pris beaucoup de plaisir à lire cet article. En cette période de grandes marées, et à la suite de la disparition de Florence Arthaud, mieux comprendre l’océan et ses fascinations est l’une de mes priorités.
J’adore cette discipline, en phase avec les éléments : adaptabilité, humilité, intelligence…
Moi aussi! Oui le large demande ces qualités. Il n’y a qu’à lire Tabarly par exemple pour s’en convaincre.
bonjour et félicitations Karine pour cet article inspiré !!
excellente année 2012 et au plaisir de se revoir !
bises
christine
Merci beaucoup Christine !
A toi aussi tous mes voeux de bonheur et de réussite dans tes projets ;)
A bientôt
Quel plaisir de retrouver vos articles !
Votre idée d’aborder les thèmes du leadership à partir de l’expérience des grands navigateurs est une vraie réussite : tout devient clair et évident… Et pas seulement sous la casquette professionnelle.
Merci à vous, et continuez à nous ouvrir l’esprit,
Cordialement
Catherine
Bonjour Catherine
Merci beaucoup pour votre retour qui me fait très plaisir ! Et je sais que ce n’est pas dû à un driver ;)
Je continue avec d’autant plus d’enthousiasme, à écrire et partager.
A bientôt,
Karine