Je vous parlais il y a quelques mois de la dictature de l’urgence et de l’importance de se recentrer. Il y a un autre phénomène, c’est l’exigence de brièveté, une injonction qui semble se diffuser comme une fatalité. Perception du temps, peut-être, mais surtout altération de notre capacité d’attention, qui ne tolère plus d’être sollicitée trop longuement. La voie est-elle alors celle de la brièveté ? Ou bien est-ce un choix pernicieux qui, en réalité, aggrave les choses ?
L’économie de l’attention
Vous avez peut-être entendu parler d’ « économie de l’attention ». Ce concept a été notamment formulé par Herbert Simon:
« Dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information, c’est-à-dire l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’information crée une rareté d’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources informations qui peuvent la consommer » — Simon, H. A. « Designing Organizations for an Information-Rich World »
Daniel Goleman – psychologue américain et spécialiste de l’intelligence émotionnelle – dit la même chose :
« Attention is under siege. »
(« L’attention est en état de siège. »)
Il décrit dans son dernier livre FOCUS – The Hidden Driver of Excellence comment rester maître de son attention, afin de réussir. Il s’adresse à tous ceux qui, notamment au travail, ont de plus en plus de mal à se concentrer sur une seule tâche.
Une qualité d’expression compacte
La communication constitue l’une des sources de cette information qui sature notre attention. Joe McCormack, consultant américain, a lancé un plaidoyer pour la brièveté*. Il a même créé un « Brief Lab » !
Joe McCormack appelle à une « qualité compacte d’expression« , nécessaire pour être écouté et entendu aujourd’hui. Car d’après lui, nous avons un meilleur impact quand nous en disons moins. Surtout, faire bref apporterait un vrai soulagement aux interlocuteurs, managers et directeurs notamment, stressés par 4 facteurs :
1. Inondation (crue d’information) : un flot sans fin de mots, images, sons, medias sociaux…
2. Inattention : une incapacité à resté attentif à un élément pendant plus de 10 secondes
3. Interruptions : un flux régulier de problèmes qui se disputent notre temps et notre intérêt
4. Impatience : un besoin de plus en plus pressant de résultats
Résumons : notre attention si précieuse se trouve surmenée, nous nous adaptons à une culture du zapping qui nous rend de plus en plus impatients et de moins en moins attentifs sur la durée.
Nous attendons donc de notre interlocuteur, qu’il fasse court. Je me souviens au collège, de camarades qui reprochaient à Balzac la longueur (perçue comme inutile) de ses descriptions. En caricaturant, nous en arrivons aujourd’hui à lire (bientôt en diagonale ?) des tweets de… 160 caractères. Du côté de la formation en ligne, on parle maintenant de « nano-training », pour répondre au besoin de brièveté. Ou est-ce une réponse au fait que nous assimilons de moins en moins bien, l’esprit étant saturé ? D’où cet appel à ce qu’on pourrait nommer le speed talking : faites bref, ça y est, ding !, votre tour est passé.
Déconnexions intempestives
Les outils technologiques accentuent cette évolution. Avec leurs systèmes très efficaces de notifications, de pop-ups, de rappels. Toutes choses que nous programmons nous-mêmes à l’avance, pour nous interrompre un peu plus tard ! Cocasse.
Cas pratique : le temps d’attention du chef
Imaginons : vous entrez dans le bureau de votre directeur général pour lui présenter une innovation que votre service veut proposer à l’entreprise. Combien de mots allez-vous pouvoir aligner avant que votre DG ne :
a) plonge du regard vers son smartphone, pour lire les en-têtes des nouveaux emails
b) réponde à la personne qui vient de passer une tête dans le bureau pour lui apporter le parapheur
c) considère en soupirant son stylo qu’il tourne et retourne dans sa main
d) se lève pour répondre au téléphone
e) vous demande, d’une manière ou d’une autre, d’en venir au fait
?
La durée de vie de son attention est comparable à celle d’un lapin sur une autoroute 4 voies !
C’est un fait, nos « fenêtres » de pleine attention se réduisent. Il devient donc indispensable de faire court pour soulager l’attention de nos interlocuteurs.
Le message bref passe-t-il mieux ?
En apparence, c’est une voie prometteuse pour développer esprit de synthèse, approche orientée solution, articulation des idées.
Apprenons à parler sous forme d’ « elevator pitchs » (argumentaire express), et nous serons mieux écoutés, sans doute.
Déjà, nous aurons statistiquement plus de chances de placer notre idée entre deux interruptions.
Mais serons-nous mieux entendus ? Pas sûr : une information compacte nous prive de répétitions et variations qui contribuent à faire passer nos messages. Tout n’aura pas été dit, avec le risque d’une compréhension partielle et d’un appauvrissement du sens.
Mais convenons qu’une expression claire et compacte trouve une meilleure audience qu’un « roman » peu structuré. Notamment, comme le dit Joe McCormack, parce qu’elle apporte à l’interlocuteur un réel soulagement.
Soit. Mais après ?
Plus court c’est… pire ?
Imaginons une entreprise formatée à la mode « Bref ! »
Vous y présentez votre innovation à votre DG en un temps record, la secrétaire lui tourne les pages du parapheur avec une remarquable économie de mots, votre DG répond au téléphone en allant à l’essentiel.
Chacun est à nouveau disponible pour d’autres interruptions, d’autres inondations d’informations, qu’il traitera avec la brièveté qui convient.
Et après ?
N’est-ce pas une course à la densité ? Si dans notre propos chaque mot compte, l’attention est certes sollicitée moins longtemps, mais bien plus intensément. On a remplacé le jogging de 2 kms par un cent mètres.
Et puis, n’est-ce pas un peu sec en termes de relation à l’autre ? Délayer, c’est une manière de partager le temps et de créer du lien.
La brièveté est-elle compatible avec les respirations, les silences ? Elle n’est salutaire, me semble-t-il, que si le temps qu’elle libère est bien utilisé. Par exemple pour échanger de manière plus interactive et laisser des silences créatifs.
Si au contraire, faire bref ouvre la voie à encore plus d’activité, sans temps de pause, nous mettons alors notre attention un peu plus à mal.
Brièveté bien employée rime avec esprit libéré. Le soulagement momentané ne doit pas inciter à raccourcir pour enchaîner.
Sinon, c’est encourager le modèle même de brièveté donc de zapping effréné dont nous souffrons. Car ce que nous disent les neurosciences, c’est que nous avons besoin de faire une chose à la fois, pendant un moment, pour trouver le flow – cet état d’attention maximale, si agréable et efficace, en immersion dans une seule activité. Or cet état, il nous faut de longues minutes pour le retrouver si nous sommes, même brièvement, interrompus.
Bien sûr, nous sommes inégaux face à l’attention : les plus introvertis aiment se plonger dans une activité sans être interrompus, les plus extravertis recherchent la stimulation et la variation. Ce qui nous rassemble peut-être, c’est le plaisir d’être interrompus dans une activité fastidieuse. Mais aussi la réalité d’une meilleure efficacité quand nous faisons une seule chose à la fois et jusqu’au bout.
Pour quelques minutes amusantes sur le monotasking, voir ce TED talk :
Paolo Cardini: Forget multitasking, try monotasking
Cet article est trop long, non ?
Quand est-ce « trop long » pour vous ?
Comment vous sentez-vous quand vous êtes :
– concentré(e) sur un seul sujet pendant 10 minutes ?
– absorbé(e) par ce que vous faites, sans interruption ?
Et cela vous arrive-t-il souvent ?
*Brief: Make a Bigger Impact by Saying Less (Wiley & Sons, 2014)
8 Commentaires
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Quel plaisir de venir boire les paroles du Kolibri en cette semaine de rentrée !
Merci pour cet article inspirant.
Le temps me semble être le thème d’actualité de la semaine, j’entends partout « Que le temps passe vite! » et moi aussi j’ai cette sensation
Ton article me permet de réaliser que je suis dans une quête effrénée de faire plus vite avec l’espoir de pouvoir ainsi en faire toujours plus… mais c’est sans fin !
Ca me ramène aussi à la perception du temps sur mon chemin vers Compostelle. Une expérience hallucinante pour changer de perspective. Mettre 4 jours pour parcourir une distance qui prend 1h en voiture, ça perturbe le cerveau :-) vivre l’instant présent (vraiment) et réaliser le bonheur de goûter chaque moment. Merci de m’avoir reconnectée à cela grâce à ton article ;-)
Pour conclure, je partage une citation qui m’a interpellée hier, et m’a invitée à changer de regard… « Le temps est suffisamment long pour ceux qui savent l’utiliser » Léonard de Vinci
A bientot
Christelle
Merci Christelle de ton partage ! Et félicitations pour ce défi (physique, mental et émotionnel) que tu as relevé.
Effectivement le chemin vers Compostelle a l’air d’être une expérience particulière de l’élongation du temps. Nos perceptions impatientes de certaines situations parlent de cette course que tu évoques, course pour « faire » toujours plus au lieu d’être.
Le faire est un panier percé quand l’être est un lac millénaire.
Merci pour la citation de Leonard de Vinci, éclairante.
Quand nous goûtons à une expérience bénéfique comme ton chemin vers Compostelle, comment pouvons-nous faire ensuite pour en garder les bienfaits ? Que mets-tu en place toi, pour ne pas oublier cette forme de sagesse ?
Ahah cest un vrai sujet ça, comment garder les bienfaits ? j’ai été en hyper vigilance au début, avec le doux espoir d’avoir été « métamorphosée » à vie par le chemin, que ce soit dans la perception du temps, ou l’art de l’essentiel que la précarité (merveilleuse) de l’état de pélerin permet.
Cela a duré quelques jours, et puis j’ai repris la vie quotidienne citadine et ses habitudes. De façon différente tout de meme, je sens qu’un changement s’est ancré, profondément.
Ce que je note c’est désormais une plus grande capacité à observer mes comportements, à prendre du recul pour rectifier le tir. Une plus grande écoute de mon être finalement, notamment quand je me sens partir dans un tourbillon de « faire, faire, faire ». Je parviens plus facilement à m’en extraire. Me ramener à l’instant présent. Et me recentrer sur l’essentiel
Ensuite il me semble que repartir me faire une petite dose de chemin régulièrement me permettra d’entretenir le muscle (physique et psychologique ;-)
Dans un autre style, mon défi actuel de 100 jours en video-partage, avec pour objectif de maintenir la connexion a mon centre, est la meilleure façon que j’ai trouvé de rester focalisée sur ma sagesse intérieure ;-) car j’y pense tous les jours comme je suis engagée à la témoigner
Merci de cet article.je dirai à toute personne écouter est une meilleurs façon dagir dans une quelconque société.
Merci Karine pour cet article !
en réponse à certaines de vos questions de bas de page (j’y suis allé ! ). j’ai zappé quelques parties de paragraphe :( et d’un autre coté j’ai regretté que la partie « personnalité » à la fin soit si courte ! encore un paradoxe…
par contre que pensez vous de la notion de « multitâches » censée être la marque de fabrique de la génération Y ?
Bonjour Thierry !
La notion de multitâche, on peut l’aborder sous l’angle générationnel (je n’ai pas de données sur ce sujet) ou sous l’angle des neurosciences.
Ce que disent les études aujourd’hui, c’est que notre attention (toutes générations confondues ;) n’est pas de la même qualité quand nous fonctionnons en mono-tâche et en multi-tâches. Peut-être que certains types d’activités demandent une attention soutenue (monotâche) et d’autres, une attention plus légère (multi-tâche) ?
Karine,
ton propos est selon moi juste. je réagi simplement comme père de jeunes de génération Y et leurs modèle de fonctionnement est depuis leur jeune age de « zapper » et ils ont développé un process (une manière de faire) très différent du notre (la génération X) qui fonctionne pas si mal :)… mais selon moi un peu moins efficacement in fine que la méthode « ultra brève »
Bonjour Thierry
Peut-être que ce que tu vois chez tes enfants est le signe d’une mutation de cette génération, dont les synapses fonctionnent différemment. Et peut-être n’est-ce que le signe de leur spécificité à eux ;)
Je suis toujours mal à l’aise quand il s’agit de généraliser des tendances générationnelles, de dire les X sont ceci les Y sont cela ; il y a sûrement des tendances bien sûr, je ne le nie pas. Mais je préfère parler interaction, ici, maintenant, action et réaction, je suis plus à l’aise avec cette manière d’aborder les choses.
[…] Notre attention est saturée d'informations, d'interruptions, nous sommes alors tentés de faire court. Et si c'était justement le mauvais chemin ? […]
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